Disons le franchement, je suis allée voir le dernier film de Ken Loach à reculons. A reculons car c’est un Ken Loach surlabelisé « drame social » qui a remporté la dernière palme d’or. A reculons car, Un an après La loi du marché de Stéphane Brizet, « Moi Daniel Blacke » m’apparaissait déjà comme un remake militant tendant à dénoncer encore et toujours la violence et l’inhumanité de l’administration face aux populations les plus défavorisées. Ajoutez à cela l’engagement notoirement gauchiste du réalisateur britannique et je me retrouvais embarquée dans un meeting du Nouveau parti anticapitaliste… mal de tête assuré.
Je ne suis pas ressortie de la salle de cinéma avec la migraine annoncée, bien au contraire.
Là où la Loi du marché tombait très rapidement dans un pathos social un peu trop appuyé (le père chômeur, l’enfant trisomique…), « Moi Daniel Blacke » nous emmène sur les chemins de la dérision. Il s’agit de démontrer l’absurdité d’un système administratif (et en toile de fond, quand même, son inhumanité) sclérosée par des process et des règles toutes plus farfelues les unes que les autres et qui vouent à l’échec leur but principal, qui reste malgré tout, d’aider les gens à retrouver un emploi sans tomber dans la clochardisation.
On sourit donc beaucoup en regardant notre héros expérimenter les galères administratives connus de tous :l’inscription au chômage, via une plateforme internet censée fluidifier et faciliter le traitement des demandes, qui bug neuf fois sur dix et rallonge considérablement une formalité qui devrait prendre 10 minutes / les joies des centres d’appel des organismes sociaux : 1h30 de standard téléphonique, 5 minutes de discussion avec un conseiller qui ne peut rien faire car « il n’est pas le bon interlocuteur » / la rationalité bien particulière des contrôleurs Pôle emploi qui préfèrent que vous fassiez tourner dans le vide une appli internet Job Search, plutôt que de vous rendre à des entretiens que vous ne pourrez pas justifier auprès de l’administration, car un recruteur ne remet pas si souvent que ça un reçu avec un relevé de temps passé à la sortie.
Bien sûr, tout cela n’est pas drôle : notre héros se retrouve obligé de chercher un travail alors qu’il a été déclaré inapte à la suite d’une crise cardiaque sérieuse, en raison d’une nouvelle aberration administrative. Il se retrouve sans revenus à cause des délais de traitement des organismes sociaux et ne peut même pas défendre son cas auprès des personnes habilitées qui sont bien entendu des « conseillers fantômes ». Et pourtant, il garde une espèce de flegme bonhomme, persuadé en quelque sorte que tout ne peut que s’arranger car il est de bonne foi. Ce relativisme se craquèle pourtant face à une mère de famille sans emploi et sans revenus qui le renvoie à la violence de la misère quotidienne. C’est de ce second personnage que nait d’abord la dramaturgie : cette femme qui sombre peu à peu dans la marginalité et renonce progressivement à sa dignité, en volant d’abord, en se prostituant ensuite. Cette femme qui s’affame pour nourrir ses enfants, ne peut même plus se payer le « luxe » d’une serviette hygiénique, répare les basket de sa fille à la colle et doit mettre du papier bulle aux fenêtres pour chauffer un appartement vétuste et insalubre. On est vraiment chez Zola, mais on réalise tristement que ce n’est plus de la littérature mais plutôt une photographie d’un monde bien réel…le nôtre.
Daniel Black finit d’ailleurs lui-aussi par trébucher, honteux de ce qu’il voit, déçu de ce qu’il sait, jamais résigné mais toujours plus désabusé. Le pathos arrive finalement, mais le film est déjà terminé.
C’est finalement la grande qualité de cette palme cannoise : dénoncer sans incriminer … à chacun de se faire son opinion mais au moins, on aura ouvert les yeux.