"Je suis heureux que ma mère soit vivante "
Quand on a grandi avec Xavier Dolan (depuis "J'ai tué ma mère" en 2009), c'est avec plaisir, voire hystérie, qu'on le retrouve films après films pour qu'il nous donne encore à voir ce cinéma qui ose tout, jusqu'à la folie, tout en connaissant les limites à ne pas franchir. Ainsi, Dolan nous explose les yeux et le cœur depuis maintenant 5 films. S'il est passé par la fantaisie avec "Les amours imaginaires", ou la création ultrarapide à la "tourné, c'est plié" avec "Tom à la ferme", plus récemment, ce réalisateur sait surtout réussir des scènes qui nous bluffent. Même s'il a parfois des tendances ultra irritantes (dont ses ralentis pas toujours folichons), on lui pardonne parce qu'il est touchant et lyrique. Ses films sont des purs objets d'art qui divisent autant qu'ils électrisent les cinéphiles de tout bords. Avec "Mommy", il signe un de ses films les plus bluffants de maîtrise, laissant un peu de côté ses problèmes de rythme et de narcissisme pour donner à voir une déclaration d'amour déchirante.
On peut au premier abord penser qu'il régresse et nous rejoue le coup de "J'ai tué ma mère" mais c'est bien autre chose qui apparaît à l'écran. Dolan n'est pas là, il est grand maintenant, il laisse d'autres enfants régler leurs comptes avec maman. D'emblée, la beauté des plans, de la forme nous éblouissent autant que cette femme qui ferme les yeux , arrache une pomme d'un arbre et, on le comprendra plus tard, profite de ses derniers instants de liberté. Le travail sur le langage est dès le début présent, comme un choc pour les oreilles de ce film qui se déroule comme un cri. Ainsi, quand DIE (Diane Desprès) débarque dans le centre fermé ou réside son fils TDAH, elle parle mais n'est comme pas comprise par son interlocutrice, visiblement très énervée : "vous parlez français? - Oui peut être pas le français de France mais je parle français" rétorque cette femme excessive mais aussi profondément troublante. Les présentations sont faites avec cette mère qu'on pourrait qualifier de courage, qui prend à bras le corps ce fils ingérable qu'elle doit maintenant élever : seule. Autre élément de langage : la voix de Steve débarque, dans le talkie-walkie de la directrice du centre. Il gueule, il insulte. DIE conclut "je suis ravie de voir que vous avez enrichi son vocabulaire". Dès lors, le ton est donné, ici on s'affronte au corps à corps, aux mots, aux gros mots même, dans un seul souffle, sans temps mort. Pourtant, Dolan sait aussi observer ses personnages, les laisser respirer et nous laisser entrevoir le calme avant la tempête.
Cette histoire de couple mère-fils, avec trouble de l'attachement, ne serait rien sans la figure (autrefois déjà présente) de la douce prof qui apaise. Dernier trouble dans le langage, Kyla bégaie depuis quelques années, les mots ne viennent plus comme avant. Alors, elle est en sabbatique. Nous n'aurons que des brides des raisons qui font de Kyla cet être privé de phrases complètes, puisqu'elle élude toutes les questions qui permettraient de la psychologiser. Voilà le trio réunit, dans l'excès, déjà. DIE et son fils sont dans un univers qui n'appartient qu'à eux auquel Kyla s'accroche comme à la dernière bouée de sauvetage. C'est eux qui sont en plein naufrage et pourtant, elle trouve le moyen de les faire monter sur un radeau. Réunis jusqu'à la grâce, dans une magnifique scène de danse-défouloir, sur une musique de Céline Dion. La musique est d'ailleurs, une fois encore, un élément discordant, qui emplie la tête du spectateur. Ici, elle est le symptôme des crises dont est victime Steve et que le montage du film épouse. La caméra de Dolan prend le temps de décortiquer le soleil, les routes, ses personnages, en douceur, de ralentir parfois avant de s'élancer dans des scènes-crises. Véritables moments paroxystiques, ces scènes sont un véritable nirvana émotionnel pour le spectateur. Que Steve soit épris de liberté ou de violence, il laisse les terres et les êtres en jachères. L'instant d'après, il réclame l'amour, offre sa protection. Complètement hystérique, fou, raz de marée d'émotions, ce film épouse le trouble de Steve tout en dévoilant une formidable histoire d'amitié entre Kyla et DIE.
A l'instar de cette femme qui voudrait espérer, qui rêve la vie de son fils (dans une magnifique scène floue où l'on croit que Dolan se trompe avant qu'il nous démontre que c'est nous qui sommes trompés), le film laisse entrevoir ce que c'est que de ne rien s'interdire dans la réalisation d'un film, jusqu'au bout. Tout à coup, on quitte le fil de l'histoire bouillonnante de Steve pour lui dresser un avenir alors qu'on ne sait même pas ce qu'il fera l'instant d'après. Sa mère il veut tout autant la tuer que l'embrasser, tout comme sa voisine qui lui apporte une chaleur humaine incontestable. L'espoir, la lumière, Xavier Dolan les distille sans arrêt, en alternant l'hystérie et la douceur, en regardant ses personnages s’entre-déchirer et s'aimer au possible, en décalant leurs réactions, complètement extrêmes. A l'image de DIE au moment des adieux d'avec Kyla. Ainsi, alors qu'il nous bouleverse en interprétant "Vivo per lei" de sa voix frêle, avec son visage d'ange, Steve nous glace l'instant d'après en détruisant à nouveau un champ de ruines. Mention spéciale à tous les acteurs d'Antoine Olivier Pilon, petit nouveau de la team, à Anne Dorval en passant par la superbe Suzanne Clément. Ils sont devenus les figures du cinéma de Dolan : des êtres à part, entiers, destructeurs et profondément bouleversants. C'est un cinéma dévastateur qui n'a pas fini de nous diviser, de nous faire vibrer.