Les autres sont bien peu présents dans Mommy, où les personnages secondaires fonctionnent avant tout comme des symboles grossiers : la directrice du centre représente le camp des sceptiques, le personnel la violente répression de l’énergie romantique (il maîtrise Steve à coup de tasers), le mari de Kyla la morne vie du couple hétérosexuel. Si le film déroule donc un plan de conquête, il le fait en étouffant systématiquement toute voix discordante, pour rallier le spectateur à sa cause et foncer droit devant, comme Steve sur son longboard. Là se trouveraient peut-être sa fougue et sa flamme, mais quelle grandeur peut-on trouver dans une conquête où tout semble déjà plié, faute d’adversité ?
À un moment précis, alors qu’il s’apprête à accomplir un nouvel acte de conquête, le film nous oblige encore à être du côté de Steve. Dans un bar où hurle la techno, il veut entamer un karaoké sur Vivo per lei d’Andrea Bocelli : la frontalité du plan fait de cette scène un moment de vérité, presque une confession, à tel point qu’il est difficile de dire qui exprime ici sa sensibilité (le personnage ? l’auteur ?). La foule – c’est-à-dire les autres, encore une fois représentés comme hostiles – manifeste immédiatement son mécontentement, commence par siffler Steve, avant de l’insulter (« musique de pédé », entend-on). Un personnage finit même par lui jeter des gouttes de bière au visage. Les rictus de haine éclatent alors en une série de gros plans, comme dans les spectacles d’exhibition de La Vénus noire : voilà de quel côté Xavier Dolan a rangé les sceptiques, du côté des homophobes, assimilés ici à tous ceux qui ne saisiraient pas la magie de Vivo per lei
Il est donc curieux de constater que le désir de conquête qui anime Mommy rencontre le reflet négatif du public qu’il vise, que l’utopie se forme contre lui plutôt qu’avec lui et que l’émotion ne lui soit transmise qu’au prix d’un chantage : ceux qui n’y adhérent pas sont forcément des sceptiques. En ce sens, Mommy est le contraire d’un grand film populaire : très loin du Titanic de James Cameron, il ressemble plutôt à une petite embarcation qui élit ses passagers, à tel point que l’on pourrait le résumer par cette célèbre phrase d’Arturo Ui de Brecht : « Celui qui par hasard ne serait pas pour moi / Est contre moi ».
Sans doute une des raisons pour lesquelles le rapport aux autres est si paradoxal dans Mommy : le film cherche à avoir un impact sur un public très large en usant de procédés ayant déjà fait recette (la scène du karaoké, le clip sur la vie rêvée de Diane), mais la cellule formée par les trois personnages est fondamentalement exclusive et cette exclusion s’appuie sur des représentations simplistes, voire caricaturales de l’Autre, comme celle d’un public essentiellement homophobe, lorsque Steve chante Vivo per lei (alors que Steve n’est jamais désigné comme gay). L’élan populaire qui semble porter le film est donc très étrange, presque incompréhensible : il s’agit de conquérir les foules, même si elles sont, par nature, hostiles et détestables.
Les sceptiques pourtant ne seront pas confondus avec les imbéciles, ils ne se laisseront pas impressionner par l’épouvantail de l’homophobie qui pointe le bout de son nez sur Vivo per lei, ils ne seront pas émus, non plus, par les gouttes de pluie qui tombent sur les vitres de la voiture de Diane, au moment où Steve doit retourner dans son centre. Le ciel pourra bien pleurer, ils ne pleureront pas avec lui. Ils regarderont passer l’ouragan Mommy en espérant que sous d’autres cieux, aux Etats-Unis peut-être où il devrait tourner prochainement, les films de Xavier Dolan cessent d’avancer comme des machines de guerre, qu’ils se soumettent à des formes plus contraignantes, qu’ils se réconcilient enfin avec le monde.
extraits de la critique de Jean-Sebastien Massart pour la revue Débordements k