De la réversibilité des étiquettes... S’il ne s’était déjà trouvé génialement accaparé par le superbe documentaire d’Herzog sorti en 1999 (https://www.senscritique.com/film/Ennemis_intimes/444604), le titre de ce premier long-métrage du réalisateur argentin Martin Deus aurait pu être, non pas « Mon Meilleur Ami », mais « Mein liebster Feind », « Mon Meilleur Ennemi » ou « Mon Ennemi Préféré », si l’on avait voulu traduire littéralement le titre allemand. Tant il est vrai que l’on sait, depuis Monteverdi et son « Combat de Tancrède et Clorinde » ou, en amont, depuis les étranges couples bibliques de Samson et Dalila ou encore Judith et Holopherne, que l’amour peut tenir du combat...
Martin Deus se penche en effet sur l’adolescence, cet âge de toutes les incertitudes, où des sentiments encore inconnus, portés par des sensations nouvelles, assaillent l’individu de façon sauvage et totalement non apprivoisée. Le personnage exposé à un tel traitement est Lorenzo (Angelo Mutti Spinetta, regard bas, profil sage, magnifique d’intensité rentrée). Les cahots de l’existence le mettent, pour un temps indéterminé, en présence de Caito (Lautaro Rodríguez), d’un an son aîné, hébergé par ses parents suite à une affaire douloureuse, pour dépanner un ami. On pense au film d’André Téchiné, « Quand on a 17 ans » (2016) https://www.senscritique.com/film/Quand_on_a_17_ans/17712520, et à ces amitiés entre jeunes hommes qui peuvent à la fois soulever en eux des troubles infiniment plus profonds que les tentatives de flirt hétérosexuel et lever le voile sur des pans insoupçonnés du rapport à l’autre.
Avec beaucoup de délicatesse, dans les teintes chaudes de la Patagonie argentine, la caméra de Sebastian Gallo recueille avec une grande sensibilité, sur les traits d’Angelo Mutti Spinetta, les manifestations des tourments intérieurs, de la colère la plus vive au doute, à l’émotion, la compassion, l’attirance... Le personnage de Caito oppose à ce corps frêle un rôle plus dense, plus physique, porteur d’une violence potentielle, voire déjà libérée. Une violence qui inquiète et fascine conjointement le jeune homme resté jusqu’alors prudemment dans la voie délimitée par ses parents et notamment par sa mère ; saluons au passage le joli rôle subtil accordé à Mariana Anghileri pour ce personnage maternel à la fois rigoureux et ouvert. Dans la figure du père, on prend plaisir à retrouver Guillermo Pfening, barbu et légèrement forci, que l’on avait quitté en jeune homme svelte et un peu perdu dans « Nobody’s Watching » (2018) https://www.senscritique.com/film/Nobody_s_Watching/28150246, de Julia Solomonoff.
Le réalisateur reconnaît aisément avoir mis beaucoup de lui-même dans le personnage de Lorenzo, à la fois sur le plan autobiographique (il fut lui aussi un enfant puis un adolescent sage) et sur le plan phantasmatique, puisqu’il explore ici ses regrets de n’avoir pas croisé, dans son adolescence, la route d’un Caito, avec toute la force d’affranchissement et de révélation dont celui-ci est porteur. Sa présence animale, fascinante pour son délicat compagnon, peut évoquer celle de William Ruffin, qui tenait le rôle du jeune héros dans « Summertime » (2011)
https://www.senscritique.com/film/Summertime/474572, de Matthew Gordon. Corps un peu lourds, musculeux, et s’offrant volontiers torse nu à une caméra qui souligne en eux comme un concentré de sensualité brute. Hormis ces plans parfois un peu appuyés et la musique de Mariano Barrela qui, quoique généralement discrète, souligne par moments trop nettement l’émotion, ce premier long-métrage se pose, grâce à son personnage principal, comme une approche sensible de l’âge adolescent ; un âge dans lequel éclosion et vulnérabilité s’enchevêtrent de façon infiniment émouvante.