C’est à la demande d’Elie Semoun (16 octobre 1963, Paris -) que Marjory Déjardin, réalisatrice et cheffe opératrice ayant jusqu’ici essentiellement travaillé pour la télévision, se lance dans le tournage d’un film centré, au présent, sur Paul, le père de l’humoriste. Un père dont l’homme de scène, tout comme sa sœur, Anne-Judith, est très proche, puisqu’il l’emmène souvent avec lui dans ses tournées de spectacle ou ses enregistrements d’émissions télévisuelles. Le papa, comme un enfant sage, suit les prestations de son fils depuis les coulisses, avec admiration et tendresse. Car ce documentaire au présent, tourné l’année du confinement, implique de faire face à la vieillesse du père et d’affronter la maladie qui le ronge et qui le rend si dépendant, Alzheimer. Autant qu’un film sur celui qu’Elie Semoun peut désigner tendrement par les mots « mon vieux », témoignage d’avant le naufrage ultime, il s’agit donc également d’une approche de ce rôle délicat et douloureux, éprouvant, et de plus en plus médiatisé, théorisé, qui consister à « aider » ; celui des fameux « aidants ».
Se dévoile le quotidien, non seulement de ce père, mais aussi de ce fils, soit dans l’harmonie, la complicité, le rire, les embrassades, soit dans le heurt, le défi, l’accusation infondée, le soupçon, dans les phases où le délire prend le dessus. Aussi présente que discrète, la caméra de Marjory Déjardin recueille ces moments, mais sans jamais pousser jusqu’au voyeurisme malsain le désir de lucidité. Les scènes se déroulent chez Elie, en région parisienne (parfois, le format brusquement vertical de l’image témoigne du fait que c’est le fils lui-même qui, armé de son portable, a filmé une scène, ensuite intégrée au montage par la réalisatrice), chez Anne-Judith, à Lyon, dans la maison de retraite où Paul passe une partie de son temps, provoquant une certaine animation nocturne, ou encore, très brièvement, dans l’EHPAD auquel ses enfants aimeraient l’acclimater, afin qu’il soit suivi de plus près. Mais c’est compter sans ce qu’il reste d’autorité au père, qui refuse catégoriquement, affirmant qu’il peut très bien se débrouiller tout seul, qu’il l’a toujours fait, depuis son veuvage… Et l’on entrevoit les trésors d’art argumentatif auxquels il faut recourir pour croiser le fer avec un interlocuteur qui développe une logique folle, mouvante, doublement couronnée d’inconscience et de mauvaise foi. Evoquant fréquemment le risque d’en « devenir fous » eux-mêmes, on comprend que ces « aidants » prennent souvent le parti du rire, comme constituant l’un des pas de côté les moins dangereux et les moins délétères pour eux-mêmes.
Le fait de cueillir cet homme vieillissant dans son présent ravagé n’empêche pas certains retours vers le passé, non moins nécessaires que l’accompagnement au quotidien. S’étonnant d’un certain manque de récit, au sein de cette famille, sur des événements fondateurs, Marjory Déjardin embarque le duo père-fils dans un vol en avion vers le Maroc et le village de naissance du père, Taza. Malgré l’altération de la mémoire et des lieux, une maison, une tombe, quelques habitants de l’âge du père pourront être retrouvés, permettant de commencer à remuer le sol du passé et de s’approcher de questionnements plus douloureux : qu’est-il advenu de la mère ? Pourquoi cette mort prématurée, peu après celle de la propre mère de Paul, et alors que le jeune Elie, l’aîné des trois enfants, n’a alors que onze ans ? Il sera difficile de lever la chape de silence qui s’est abattue sur ces disparitions ; sans compter celle du frère cadet emporté par le sida, encore moins approchée…
« La vieillesse est un naufrage », avait énoncé Chateaubriand, repris par le Général de Gaulle. Ce documentaire l’illustre hautement, la métaphore du navire permettant d’inclure ceux qui sont embarqués à bord, et menacés, autant que le navire lui-même, par le naufrage à venir. Car, et c’est là l’un des aspects très bien ciblés par cette réalisation, ce lent naufrage qu’est la vieillesse ne conduit à aucune rédemption, mais bien au contraire à un autre naufrage, plus radical et définitif encore. D’où l’importance, comme le fait la caméra sensible et vivante de Marjory Déjardin, de recueillir jusqu’au bord du gouffre l’éclat de raison pétillante qui semble encore animer un œil scruté au plus près, ou l’écoulement de la Saône, et ses beautés miroitantes.