Parler d'un des films les plus drôles de tous les temps nécessite d'éviter deux écueils: une thèse doctorante et pontifiante (du genre de celles qui expliquent en 20 pages scientifiques pourquoi glisser sur une peau de banane est drôle) ou, à l'autre opposé, une somme de citations de ses moments célèbres et de ses gags hilarants, la dite-somme se transformant immédiatement en private-joie convenue et sans réel intérêt pour ceux qui l'ont vu, mais parfaitement hermétique pour les autres.
La seule navigation acceptable conviendra donc à tenter de louvoyer entre ces deux rives pleines de récifs.
Par la bande
Parce que oui, évoquer "just a flesh wound !", "we are the knights who says Ni !" ou la vitesse de l'hirondelle chargée d'une noix de coco africaine est aussi réjouissant que facile. D'ailleurs, ce film est un des rares (avec un ou deux Z.A.Z.) qui court-circuite le principe fondamental qui seul permet le rire chez moi: la surprise. Je ris toujours autant à chaque nouvelle séance collective (chacun de mes enfants y a eu droit, dès que l'âge minimum fut atteint).
Une des particularité de la drôlerie irrésistible des Monty Python en général, et parfaitement à l’œuvre dans ce sacré Graal en particulier, est leur façon de rire des choses indirectement. D'attaquer leur sujet par la bande.
Quel meilleur exemple que celui de la sorcière que le village veut bruler par tous les moyens ? La cible est bien entendue l'aveuglement et la stupidité des foules cherchant un bouc émissaire à leur malheur, mais la charge se fait par l'absurde, sans aucune lourdeur frontale.
Par ce principe louable, l'humour Pythonien respecte deux fondamentaux parfois antagonistes: il est mordant (et vise justement la bêtise humaine), mais se déploie sans morale surplombante.
En gros, un équilibre parfait.
Cet esprit foutraque et judicieux se retrouve presque partout, dans le "bring out your deads !" qui montre l'empressement des familles à se débarrasser de leurs membres embarrassants, dans le chant des moines qui mixe parfaitement la contrition et le sens du rythme furieusement réfréné, la charge du jeune héros si avide d'aventures et de justice qu'il ne prend le temps de regarder par qui est peuplé un château qu'après avoir occis à peu près tous ses occupants, ou cette sublime description de l'esprit grégaire britannique dans le magnifique "un jour tout ceci t'appartiendra !", à quoi le fils rêveur et poète répond "quoi, les rideaux?".
Sans mentionner (ah merde, je le fais) l'amour ancestral des britton pour les jardinets.
Le tour de force est d'autant plus implacable que Sacré Graal parle au spectateur de 1975 comme à celui de 2020 à partir d'un récit moyenâgeux Arthurien sans utiliser la facilité de l'anachronisme (sauf une fois, moment sur lequel nous revenons un peu plus loin).
Grâce à la bande
Si le loufoque est si parfaitement contrebalancé par l'érudit, si le non-sens puise ses racines dans un terreau aussi solide, c'est que les gars à la manœuvre se sont rencontrés dans les meilleures écoles anglaises (enfin, 5 d'entre eux). Cambridge et Oxford sont sans aucun doute des lieux relativement idéaux pour se préparer à affronter le monde et ses embuches. Le fait que les John Cleese, Graham Chapman puis Eric Idle (pour la première université mentionnée), Michael Palin et Terry Jones (pour la seconde) aient fait partie des étudiants les plus frappadingues de ces facs, au point de se retrouver dans leurs troupes de théâtre respectives doit d'ailleurs plutôt nous rassurer. Même au sein de ces fabriques de parfaits spécimens de l'establishment, formatés et aptes à contrôler la société et ses masses laborieuses, la possibilité de dérapage vers la folie douce, vers la poésie absurde et la dénonciation des codes rigides d'une civilisation existe, et elle est sacrément rassurante.
La notion d'équilibre, évoquée plus haut, se renforce donc grâce à un background commun (l'américain Terry Gilliam ne dépare pas complètement, puisqu'il est titulaire d'un diplôme de science politique à l'Occidental College en Californie). Les Pythons sont aussi à l'aise pour aborder les sujets "savants" (histoire, politique, musique) que les problèmes quotidiens des petites gens, ce qui se retrouve, au cours de Sacré Graal, dans une justesse de ton égale quand il s'agit de camper un paysan marxiste, un mage copinant avec les lapins sanguinaires, des nonnes cloitrées avides de joyeuses rencontres ("Bad, bad zoot !") ou les chevaliers de la table ronde.
Des coups à trois bandes
Les coups d'épée dans l'eau sont rares, mais ils existent. Car oui, l'anachronisme du paysan marxiste est peut-être le passage qui fait le moins mouche aujourd'hui, tant la mécanique humoristique a été depuis (et l'était d'ailleurs déjà) essorée et utilisée à toutes les sauces. Ce manque soudain d'originalité fait tâche dans la quasi-perfection de l'ensemble. Quand d'autres manifestations du monde contemporain éclatent à l'écran, elles se font par un biais saugrenu et explosif (le fameux final). Et c'est l'effet à ce moment-là qui est drôle, plus que le propos.
Car la notion d'équilibre parfait se retrouve enfin dans l'écriture des six potes, et leur folie de mise en scène (même si cette dernière est souvent brouillonne et débutante). Les pôles d'écriture sont divisés en trois parties inégales (Cleese et Chapman, Palin et Jones, et les deux électrons libres Idle et Gilliam) mais complémentaires.
L'américain développe ses expérimentations délirantes entre les sketchs de la même façon que pendant le Flying Circus (série la plus drôle de tous les temps, quatre saisons foudroyantes de la BBC entre 69 et 74) et découvre au cours du tournage la mise en scène, aux côtés de Terry Jones, l'anglais le plus à cheval sur la notion de mouvement dans les gags pythonesques.
(Et en parlant de cheval, comment ne pas revenir sur un des meilleurs gimmicks du film, qui est intervenu dans le scénario quand la troupe s'est rendue compte que la maigreur du budget les empêcherait de louer la présence de vrais canassons ?)
Les Python ont enfin su faire preuve d'une solidarité toujours délicate à observer au sein de ce genre d'association d'esprits forts. Au cours du tournage, Chapman qui joue principalement Arthur, est sujet à de tels dérapages successifs alcooliques qu'il en vient à connaitre de réguliers delirium tremens, ce qui alourdit l'ambiance parfois lourde du tournage (l'écosse étant ce qu'elle est, elle aussi belle et sauvage que froide, humide et brumeuse, climat qui se marie assez mal avec la côte de maille quand on a pas la résistance de nos aïeux).
Cela n'empêchera pas les Python de lui proposer le rôle principal de la Vie de Brian quatre ans plus tard, et Chapman d'accepter en se tenant parfaitement pour l'occasion pendant toute la durée du tournage. Il n'avait besoin que de quelques potes qui puissent lui donner "a little push". Une vraie bande de copains, on vous dit.
Et voilà… alors même que je m'étais auto-mis en garde, je n'ai pas su éviter le naufrage de la thèse empruntée et pompeuse.
Sûr que les quatre survivants (2 down, 4 to go !) m'en voudraient un peu s'ils tombaient sur ce pavé indigeste qui rend si mal hommage à leur folie débridée. J'ai la sale impression d'avoir investi un château avec un lapin en bois géant vide d'assaillants.
C'est sans doute mieux de passer pour un français phraseur, plutôt qu'éructant des injures salaces du haut de mon donjon. Faut dire que je ne suis pas, comme Arthur, le fils d'une femelle hamster et d'un homme puant le sureau.