Combien de temps depuis que je n'avais pas vécu une telle "expérience" cinématographique ? Depuis les derniers Pialat ? Ou plus loin encore, Cassavetes ? Voilà à quel niveau se situe le cinéma de Barry Jenkins, même si formellement on est très loin de Pialat ou de Cassavetes : point de rudesse ou de brutalité ici, ni même de chaos "naturaliste"... Non, plutôt une étrange douceur, une sorte de flou, d'indétermination dans la description de cette trajectoire humaine, à la fois singulière - un jeune homosexuel dans l'enfer du ghetto black de Miami - et universelle - la recherche de soi même, quand même le sujet le plus "bateau" qui soit. Certes, cette douceur, ce flou, cette indétermination frustreront le spectateur impatient, ou qui goûte le cinéma "mainstream" qui met facilement les points sur les "i" (et les barres aux "t", aussi...). Par contre, pour qui acceptera de se laisser emporter par ce flux d'images tantôt rêveuses, tantôt incroyablement physiques (ah, cette main qui essuie le sperme qui la recouvre sur le sable de la plage !), la récompense émotionnelle qu'offre "Moonlight" est incroyable... L'empathie permanente que Jenkins montre envers tous ses personnages, la justesse de sa description de la douleur qui paralyse (et éteint littéralement la parole de) Little / Chiron / Black à force d'essayer de comprendre ce qu'il est, ce qu'il ressent, ce que son corps recherche, au sein d'un environnement terriblement éprouvant - drogue, violence des mots et des actes, criminalité, tous les poncifs du "récit de ghetto" sont affrontés un à un, sauf que ce sont ici tout sauf des poncifs - hissent "Moonlight" au niveau des plus grands films de ce siècle, pas moins. Magistralement filmé, monté, mis en musique, interprété avec une précision infinie, "Moonlight" traduit une intelligence et une maturité inattendues chez un réalisateur qu'on n'avait pas vu venir. Il reste à ajouter que, malheureusement, ce genre de récit, questionnant l'identité raciale et sexuelle par rapport aux codes de la société, est aussi infiniment nécessaire, et donc brillamment politique, à une époque qui voit les forces réactionnaires triompher sur autant de fronts. [Critique écrite en 2017]