Un onirisme cauchemardesque


En adaptant In moonlight, black boys look blue, une pièce de théâtre écrite par Tarell McCraney, le réalisateur Barry Jenkins comparait l’ambiance de l’oeuvre à un « cauchemar charmant ». Un oxymore mystérieux qui peut paraître étrange. A l’inverse d’un « rêve charmant » ou d’un « cauchemar terrifiant », la logique de sens n’y est pas. Dans Moonlight, l’onirisme est pour autant rapidement identifiable. La caméra tourne autour de ces sujets et vogue dans un décor floridien, ce qui transforme l’expérience cinématographique en voyage aérien. C’est dans cette balade que nous est montrée une ville de Miami comme arrangée. Liberty Square, le quartier défavorisé où se situe l’essentiel de l’histoire, parait accueillant. Les couleurs chaudes qui sont omniprésentes lors des scènes de jour rappellent les climats paradisiaques, synonymes dans la culture occidentale de lieu où la vie est belle. Cette beauté reposante semble irréelle en vue de toutes les représentations que véhiculent les médias sur ces milieux dangereux de Miami. Le décor apporte donc à la fois une sensation de charme et d’irréalité, ce qui aurait pu donner raison à un terme comme celui de « rêve charmant ».


Mais Jenkins parle pourtant bien de cauchemar. Le thème de Chiron, musique que Nicholas Britell a composée spécialement pour le film, teint ce monde irréel et onirique d’un aspect plus sombre. Contrairement à la beauté des images, les notes de violon en contrepoint grinçant appellent à la mélancolie. A chaque fois que cet air triste revient, ce sont toutes les souffrances du personnage principal qui remontent en puissance. Ces blessures de la vie de Chiron et de son parcours difficile. Par ce simple rappel, l’irréel n’est plus le même et en terme de ressenti, cela se rapproche d’avantage du cauchemar. Comme si des mauvais souvenirs remontaient à la surface.
Cela se retrouve justement au moment où la mère de Chiron réapparaît avec violence. Cette scène resurgit d’un coup telle une impression cauchemardesque et n’a pas vraiment d’explication. Le passé ressurgit et se mêle au présent comme s’il ne faisait qu’un, dans un temps non chronologique, non logique, c’est-à-dire dans un temps qui renvoie d’avantage au rêve.
La scène est révélatrice des troubles qui hantent le personnage, mais elle guide aussi notre interprétation. Comme les autres scènes montrées une deuxième fois, elle n’a pas le même impact qu’à sa première apparition. Le spectateur peut y ajouter des évènements qu’il a vus après. Il peut y projeter une interprétation différente. Dans cet agencement narratif surgit donc une possibilité de compréhension symbolique et personnelle, telle une figure de style en poésie. Cette dimension imaginative est d’autant plus puissante dans l’œuvre que la lumière est soignée. Les couleurs épousent les décors et les personnages avec harmonie, ce qui rend tous ces moments symboliques encore plus poétiques.


Des visions personnelles


L’imagerie et l’onirisme qui entourent l’œuvre donnent l’impression d’entrer à l’intérieur de la vie de Chiron, dans son univers, sa vision des choses. Les images sont déconnectées de la réalité, de ce qu’est vraiment Miami car Chiron est lui-même déconnecté, différent. Il y a une résonance entre la représentation visuelle et le ressenti intérieur du personnage. En ce sens, il est intéressant d’observer que le film nous présente trois parties distinctes de la vie de Chiron. Entre chacune d’elles, on a de grosses ellipses et le personnage change de nom comme si ce n’était plus le même. Ces changements brutaux peuvent faire écho à la situation de Chiron. Il semble lui-même ne pas savoir qui il est. Tout au long du film il se cherche. Même sa personnalité la plus affirmée à la fin de l’histoire n’est qu’un masque pour se protéger. C’est en lien avec ce manque d’identité que le titre prend toute son importance. Quand les inscriptions « Moonlight », qui veut dire en français « clair de lune », clôture l’œuvre, ce terme prend toute sa signification. Chiron s’est enfin trouvé. La lumière de la lune l’éclaire de sa véritable personnalité dans les ténèbres d’incertitude où il était jusqu’alors.


Cette difficulté à vivre, à trouver sa place est palpable dans la mise en scène mais aussi dans le jeu des trois acteurs qui se succèdent dans le rôle de Chiron. Ils ont tous trois une puissante expressivité muette. Tout se passe dans des regards où la sensibilité, la souffrance sont débordantes. La caméra filme d’ailleurs souvent ces regards de près, dans des gros plans sur leur visage. Cela donne l’impression qu’on est directement regardés. Les émotions déjà puissantes s’en trouvent alors encore plus renforcées.


Cependant, si les ressentis de Chiron sont omniprésents, ce n’est pas la seule vision qui est montrée. A travers lui, c’est le réalisateur qui s’exprime et plus indirectement le dramaturge Tarell McCraney qui a écrit la pièce. Sans se connaître, ils ont tous deux grandis dans le quartier où se déroule l’histoire. Comme le personnage principal, leurs mères étaient aussi des toxicomanes. Il y a donc des similitudes entre ces deux vies et celle de Chiron. La dimension autobiographique de l’histoire a même été reconnue par les deux hommes. Jenkis a confié dans une interview qu’il avait fait ce film par rapport à ses souvenirs, ses ressentis sur cette époque de sa vie. L’imagerie irréelle de la ville, le découpage onirique du scénario sont donc aussi des retranscriptions directes de la sensibilité du réalisateur. Plus qu’être une plongée dans les ressentis existentiels de Chiron, Moonlight est également une plongée très personnelle dans la vie de son créateur. Une double lecture qui enrichit l’œuvre de multiples interprétations.


Pour une deuxième œuvre Jenkis frappe fort. Il parle avec poésie d’un milieu souvent montré avec dureté et réalisme. C’est d’autant plus appréciable que c’est réussi, maîtrisé, avec des personnages tout en retenue, et une histoire simple mais puissante. Cette œuvre est une plongée envoûtante qui met du temps à sortir de la tête.

Floxx
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le 27 oct. 2017

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