Grave se place dans la continuité des courts métrages réalisés précédemment par Julia Ducournau. Cela se remarque d’abord à l’actrice choisie pour jouer le personnage principal. Comme dans Mange et Junior, ses deux films précédents, Ducournau a pris Garance Marillier, une jeune comédienne prometteuse qu’elle accompagne depuis ses débuts.
Une thématique commune rapproche aussi Grave de ces courts métrages. Dans Mange comme dans Junior il est question de métamorphose. A chaque fois, ce motif de l’évolution identitaire est au centre de l’histoire. L’héroïne passait d’obèse à mince dans l’un et d’adolescente à femme dans l’autre. Dans Grave le changement est également très prononcé. Justine, l’héroïne, passe de végétarienne à cannibale.
Ce thème de la métamorphose se remarque aussi sur les personnages secondaires. Avec la sœur et la mère de Justine notamment, mais également avec Adrien, un ami étudiant de Justine. Il est présenté au début comme étant homosexuel puis se découvre finalement hétérosexuel.
Ces motifs du changement disent des informations sur la vision du monde de Julia Ducournau. Lors d’une interview pour le Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg (FEFF), la cinéaste expliquait qu’elle aimait bien l’idée que l’on puisse être plusieurs personnes dans une vie. Cette pensée transfigure dans ses personnages. Ils changent au fur et à mesure du temps.
Dans Grave, l’évolution que ces personnages dessinent se fait aussi par rapport à un modèle social. Adrien dit explicitement être dérangé de devenir hétérosexuel à cause du poids social des autres. Le mal-être de Justine est aussi clairement montré par rapport à sa difficulté à s’intégrer dans la société, à se fondre dans la norme des étudiants.
Pour les personnages principaux féminins, l’intégration passe par une souffrance physique et mentale. Cette situation peut être vue comme une métaphore du passage à l’âge adulte. Elles doivent apprendre à être des femmes telles que la société les définit. Le choix de Ducournau de se servir du bizutage universitaire comme élément déclencheur à son histoire appuie encore plus cette idée. Justine est forcée d’entrer dans le moule en quelque sorte.
Avec ce contexte d’intégration forcée et douloureuse, l’animalité dont fait preuve Justine peut être vue comme une forme de résistance. Elle ne veut pas subir le déterminisme social.
Ce concept Marxiste repris par Julia Ducournau n’est pas une nouveauté. Mais dans sa façon de l’aborder, la réalisatrice est innovante. Par le choix du sujet déjà. Le cannibalisme montré de cette façon en étant présenté comme le régime alimentaire du personnage principal, est singulier.
Mais Ducournau s’illustre surtout dans sa façon d’approcher ce sujet. Son scénario est maîtrisé. Elle s’empare d’un sujet horrifique sans tomber dans la répugnance gratuite. La violence est toujours amenée de façon utile ou réfléchie. En ce sens il y a une maîtrise de l’atmosphère et du ton employé. Cela se constate dans le panel d’émotions présentes. Ducournau joue sur le rire, la peur, l’inquiétude… Ce mélange de sensations n’est pas si courant dans le cinéma français. La cinéaste sort des cadres fixés par les genres.
Cette liberté se retrouve dans la caractérisation des personnages. Elle évite les stéréotypes et cela fait du bien. Adrien est homosexuel mais il n’est pas pour autant efféminé. Les personnalités sont complexes, elles peuvent varier d’une scène à une autre, comme des personnes dans la vraie vie.
Le talent de scénariste de Ducournau n’est donc pas à remettre en question. Mais ce n’est pas tout. La cinéaste se révèle aussi être une excellente metteuse en scène. L’usage du son, avec par exemple le ressenti du toucher particulièrement bien retranscrit, en témoigne. Les temps morts narratifs où la contemplation visuelle prend toute la place témoignent aussi de ce talent. Ces moments apportent au film une dimension poétique et montre une habile gestion du rythme.
Avec Grave, Ducournau montre qu’elle a tout le potentiel d’une grande cinéaste. Comme Morgan Simon avec Compte tes blessures, elle affirme ici une identité singulière, avec des motifs personnels et une maîtrise du langage cinématographique. Tous deux font partie des étudiants récemment diplômés par la FEMIS. Une nouvelle génération est en train d’apparaître. Il n’y a pas de doute, le renouvellement est là !