Le libéralisme pour les nuls
"Morts de plusieurs pourris" aurait été un titre plus judicieux. Car ils sont tous plus ou moins pourris dans ce film noir. Curieux animal que ce film!
Rarement je n'aurais eu autant d'efforts à fournir pour suivre une intrigue! Très vite on se heurte au nombre de personnages à retenir, dont il faut deviner les fonctions, les liens avec les autres, et puis tous ces noms qui s'amoncellent! On peut très vite se sentir submergé (au bout d'une demi-heure, c'était déjà compliqué). Mais attention, ce n'est pas non plus insurmontable, et puis au fond, d'une certaine manière, on s'en fout. Et on pourrait même dire que cela sert le film, que cela montre bien que le monde dans lequel industriels, financiers, politiques et mafieux baignent, est complexe, touffu, que les liens entre tous ces protagonistes sont difficilement traçables, bref que le monde décrit est une gigantesque toile dont les araignées partagent la responsabilité. Effectivement, c'est un peu la morale de l'histoire, le "tous pourris" sous-entend que personne n'est coupable, puisque toute la société fonctionne grâce à ces chaines, ces réseaux et qu'on n'y peut rien faire.
Tentaculaire monde auquel le personnage joué par Alain Delon s'attaque avec le courage de l'inconscient. Finalement, il exonère tout ce petit monde poursuivant sa petite vendetta personnelle, mais en ne voulant pas se poser en juge, laissant au spectateur cette rude tâche (feignasse!). Dans le domaine de la faux-culotterie, le sieur Delon se pose là, disant en gros qu'il abomine autant la voyoucratie que la vertu, espèce de ni-ni qui lui permet de ne prendre aucun risque. Voilà une des limites du film, on nous sert un "tous pourris", sans avoir l'air d'y toucher, démagogique, sans non plus donner de clés réelles au public. Parce que le film tourne sur ces clichés et veut faire du noir, à tout prix. En conte moral pendant la majeure partie du film, ce récit nous laisse en plan avec la réalité de la fin, démerdez-vous!
Si bien que je ne sais plus trop quoi penser de cette histoire au fond. Surtout, c'est un film qui ne ressemble pas à Georges Lautner. C'est un film presque aigri. On voit bien Delon là-dedans, mais Lautner? Bon, il y est, bel et bien au générique, faut s'y faire.
On ne peut pas dire que Michel Audiard ait livré là un très grand scénario (co-écrit avec Jean Laborde), ni de très grands dialogues. Sur ce point, les discussions entre personnages sont parfois bien écrites, intelligentes mais rarement elles ne font preuve de la percussion habituelle chez cet auteur. Il n'y a guère qu'un monologue de Klaus Kinski sur le libéralisme économique qui vaut son pesant de cacahuètes cyniques. La mondialisation dans ce qu'elle a de plus crû. Pour le reste, Audiard garde un ton grave. Point trop d'humour, mais une sobriété qui sauvegarde l'aspect noir de l'histoire.
De ce point de vue, la photographie de Henri Decaë ménage quelques bons moments. Elle mérite un blu-ray. Je n'ai pu voir qu'un dvd pas net. Les ombres manquaient de profondeur. Les lumières crachaient parfois beaucoup de grain. Dommage, on sent une bonne photo.
C'est un peu le même topo avec la musique de Philippe Sarde, très jazzy, très cave parisienne des années 50-60, embrumée. Elle est très agréable, avec un goût de cigarette, mais ne semble pas parvenir à rendre le film plus tangible.
Ce qui impressionne le plus, c'est certainement cette incroyable distribution. Pléthorique, elle ne se justifie pas toujours (que vient faire ici Mireille Darc?). Mais on y retrouve ce qu'on fait de mieux chez les seconds rôles français de l'époque. Entre le génial Julien Guiomar et le non moins hypnotisant Jean Bouise, on pourra retrouver le grand Michel Aumont ou Henri Virlojeux.
Ce "Mort d'un pourri" reste en grande partie un mystère pour moi, une incongruité dans la filmographie de Georges Lautner, préfigurant par contre tous les polars giallesques de Delon dans les années 80.