Mouchette, étrange surnom, qui évoque une petite mouche, quelque chose qui ne compte pas beaucoup. Qui agace même, et qu'on chasse d'un revers de main ou frappe pour s'en débarrasser. Mouchette est le récit d'une solitude enfantine en terres rurales. Une figure christique, comme l'âne de Au hasard Balthazar, qui prend sur elle la méchanceté et la rudesse des humains.
Le film s'ouvre et se ferme par une scène de chasse. Dans la première, l'oiseau pris au piège est libéré. Dans la dernière aussi : Mouchette, l'oiseau pris au piège de cette vie sans joie, se libère en se laissant rouler vers la rivière, ceinte d'une robe déchirée... Elle était ce lapin qui cherche à échapper à ses prédateurs, parfaitement inconscients de la violence de leur acte.
La première scène, chorégraphie admirable à base de gros plans sur les mains ou les yeux caractéristiques du "style Bresson", voit s'affronter le braconnier Arsène et le garde Mathieu. Les mains qui violentent au vu de tous, donc. C'est ce qui va être le lot de Mouchette dans une succession de scènes exemptes de tout pathos, et d'autant plus frappantes.
Une mère à l'agonie, d'une âpreté sans nom (elle dit d'ailleurs en introduction qu'elle a l'impression d'avoir un coeur de pierre), que Mouchette doit soigner. Un petit frère qu'il faut nourrir, langer, et soustraire à sa mère qui ne le supporte pas. Un père jamais là, ne rentrant que pour distribuer des torgnoles. Un grand frère dont on ne peut espérer aucun soutien. Voilà pour la famille.
A l'école, Mouchette est isolée, rejetée par les autres écoliers. Elle leur lance, de rage, des mottes de terre. La terre, c'est-à-dire l'humus, les origines, que Mouchette semble rappeler telle une prophétesse. Pas plus de compréhension de la part de l'institutrice. Une scène l'exprime superbement : les gamines chantent toutes, sauf Mouchette. Sa maîtresse la force à chanter en penchant sa tête vers le piano, martelant la note que Mouchette ne parvient pas à produire juste. De retour dans le choeur, Mouchette dissone, décidément : pas moyen de chanter l'ultime mot de "espérez sans espérance". Elle y parviendra parfaitement dans un autre contexte, quand, figure de Piéta tenant le Christ, elle tentera de réconforter Arsène de sa crise d'épilepsie.
La famille, l'école. Et puis le village. Evoquons les trois Erinyes, selon le mot de Bresson lui-même, qui chacune vont infliger des coups à Mouchette : la femme du garde, l'épicière et la pleureuse de morts. Chacune, d'abord accueillante, y va de sa leçon de morale, ne laissant à l'enfant qu'un sentiment renforcé de n'être décidément comprise nulle part.
Les hommes ? De l'énergie sexuelle. Qu'il mette en scène des gamins exhibant leur sexe ou des hommes se déchirant pour une femme, Bresson nous montre Mouchette aux prises avec cette loi-là. Cela s'achèvera par un viol, ébauché seulement par Bresson, tant le cinéaste préfère l'ellipse à l'hyperbole. Pourtant, Mouchette ne trahira pas Arsène, tentant de le défendre face à l'épouse du garde-champêtre. Peut-être parce que le braconnier est lui aussi un marginal, ce qui crée chez l'enfant un sentiment de proximité ?
Mouchette se débat, frotte ses sabots crottés sur le sol, répond "merde", casse une tasse. Dérisoires tentatives de révolte dans un monde qui ne fait aucune place à la tendresse - la scène de Mathieu tentant d'étreindre la serveuse dans la réserve est à cet égard signifiante : c'est "ce qui attend Mouchette". Où tout est utilitaire, où les quelques sous qu'elle gagne en lavant des verres sont remis à son père violent.
Tout cela est bien sombre, comme toujours chez Bresson, mais il nous ménage tout de même deux éclaircies, telle la lune qui se montre parfois dans le ciel noir. La première est la scène splendide des autos-tamponneuses, chorégraphiée avec une précision toute bressonnienne sur les accords du blues. Mouchette continue à y recevoir des coups, mais cette fois sous le signe du jeu, un jeu que l'on devine vite amoureux, une poursuite comme celle des animaux en forêt, mais joyeuse, consentie. Un sourire apparaît enfin. L'éclaircie sera de courte durée et se soldera par une gifle. L'autre scène un peu moins sombre est la bagarre d'Arsène et de Mathieu qui les voit soudain éclater de rire, sous l'emprise de l'alcool. L'alcool est montré dans le film comme ambivalent : porteur de convivialité, Bresson montrant souvent les mains qui saisissent les verres et trinquent, mais aussi de drame car c'est bien sous l'emprise de l'alcool qu'Arsène commettra son agression sur Mouchette.
Point d'abri pour notre héroïne sous ce "soleil de Satan", l'oeuvre de Bernanos où ce personnage apparaît pour la première fois. Sa maison n'est qu'un lieu désolé qui pue la mort, dans un silence que trouble régulièrement le passage violent des camions (toujours prêter attention au son chez Bresson). Le village n'est qu'une succession de portes comme des obstacles (l'une des obsessions du réalisateur : les poignées de porte). L'abri dans la forêt est délaissé, au profit du réduit d'Arsène où elle cherchera refuge sous une table.
Ne reste plus que la forêt, l'Eden initial, pour rouler vers la mort comme un jeu, ce jeu que la vie lui a refusé. En s'y prenant à trois fois, le chiffre trois ne cessant de hanter le film : le trio amoureux, les trois femmes, la structure en trois parties inégales, Mouchette qui pleure à trois reprises... On sait l'importance du 3 dans la religion catholique qui, comme toujours chez Bresson, imprègne en filigrane tout le film, notamment avec l'ouverture et la fermeture sur le Magnificat de Verdi.
Nadine Nortier, le "modèle" qui incarne Mouchette, est extraordinaire d'expressivité. Sans doute harcelée par le réalisateur, célèbre pour son obstination à obtenir exactement ce qu'il veut, elle parvient à exprimer la figure émouvante d'un animal traqué. C'est peut-être simplement ce que veut l'auteur : lancer un cri de compassion pour les petits êtres blessés. Pour ceux qui disparaissent dans l'indifférence générale, ne laissant qu'un cercle concentrique à la surface d'une rivière.