La grande vedette de Moulin-Rouge, de John Huston, c'est Marcel Vertès, qui peignit les décors et qui nous restitue, avec une émouvante fidélité, l'atmosphère des toiles et des affiches de Toulouse-Lautrec, qui fut un grand illustrateur et qui sut bien traduire son époque en nous donnant de l'idée qu'il se faisait de la femme une image d'une ironie si tendre et si personnelle, s'est ici effacé devant ce Lautrec qu'il admirait tant.
Lorsqu'il arriva à Paris, ce spirituel Hongrois s'inscrivit à l'Académie Julian, rue du Dragon.
Après le travail, raconte-t-il dans ses souvenirs publiés par la revue Adam, on s'amusait, entre élèves, à des concours de dessins et d'esquisses en couleurs "à la mémoire de...".
Certains camarades réussissaient des danseuses de Degas absolument merveilleuses, d'autres savaient croquer les habitués de l'Opéra à la Forain ; il y avait aussi un Japonais avec des Delacroix étonnants.
Quant à moi, imprégné de Lautrec que j'admirais sans bornes, il était naturel que je fusse brillant dans les Lautrec. Je me souviens de l'estime de toute la classe pour un certain tableau ; deux cavaliers dans un parc, puis un fiacre derrière des arbres avec des dames à l'intérieur. Tout était en tonalité verte.
"Un bon Lautrec!" s'étaient exclamés unanimement mes compagnons.
J'avais pris soin de peindre sur la même sorte de carton gris non préparé qu'utilisait le grand petit Lautrec.
Je transportais mon "Lautrec" dans un cartable, mêlé à mes dessins et aquarelles constamment refusés par les marchands de tableaux.
Quel diable me poussa, au terme d'une randonnée infructueuse, à montrer ce pseudo-Lautrec au lieu de mes propres créations ? Je ne le saurai jamais. C''était dans un magasin situé au départ des rues qui donnent sur le Quai Voltaire. "J'ai un tableau à vendre, annonçais-je à la dame de la galerie, qui ne sembla manifester aucun intérêt, puis quand même : "Allons, faites voir tout de même ! "
Elle changea de visage. "D'où tenez-vous ça ? - Oh ! fis-je avec assurance, il est chez nous depuis toujours."
La marchande emporta le tableau dans l'arrière-boutique où elle rejoignit un homme. Je ne les entendais pas, ils parlaient à mi-voix. Ils gesticulaient en regardant le tableau sous tous ses angles, en examinant même le dos.
Évidemment, il n'y avait pas plus la signature de Lautrec que la mienne.
La boutiquière revint vers moi et articula avec un calme mal joué : "Combien en voulez-vous ? - Je ne sais pas, moi. Je l'ai trouvé avec des tas de bricoles dans le grenier. - Cent francs, ça va ? - Oui."
En me remettant le billet, elle me demanda si je pouvais lui en apporter d'autres "dans le même genre".
"Nous aimons tant les chevaux, dit-elle, puis elle ajouta "Mais, si vous en trouvez sans chevaux, dans le même genre, je les prendrai aussi. Tenez, des nus par exemple..."
Il est fort possible que le tableau se trouve actuellement, richement encadré, dans quelque fastueuse collection d'outre-mer.
Voilà pourquoi le film de John Huston est si beau, si fascinant. L'histoire, un peu bien simplette, qu'on nous conte, n'a que de très lointains rapports avec la vie de Toulouse-Lautrec telle que nous la connaissons, mais elle est beaucoup moins sotte que French Cancan du pauvre Jean Renoir, par exemple.
José Ferrer, dans Toulouse-Lautrec, est plus monstrueusement bouleversant que nature et Suzanne Flon traverse le film avec une grâce sans pareil.
- Extrait des mémoires d'Henri Jeanson "Soixante-dix ans d'adolescence" -