« Qui a compris Mulholland Drive ? » Voilà une question trop longtemps restée suspendue aux lèvres des cinéphiles de tout bord, partagés entre le camp de ceux qui ont tout saisi à l’intrigue du film et aux symboliques qu’elle renferme - ou du moins c’est ce qu’ils disent -, et les autres, que les premiers traitent volontiers de vulgaires spectateurs incultes et décérébrés dont le seul tort est manifestement de ne pas appartenir à la première catégorie. Analyser le film de bout en bout serait ici une preuve d’intelligence manifeste.


Et à vrai dire ce besoin quasi-maladif d’interpréter, de voir par-delà le sens premier des choses, voire de rationaliser cet univers ainsi que tous les éléments qui en font partie se comprend, tant le métrage pourrait paraître abscons. Plutôt que d’avouer une « faiblesse », de reconnaître voire de revendiquer de n’avoir rien compris à ce qui se déroulait sous nos yeux ébahis, le spectateur en mal de repaires vis à vis de cette œuvre hors-normes prendra le plus grand plaisir à se jeter avec joie dans le trou sans fond ni réponse universelle que représente l’interprétation, prenant bien sûr un malin plaisir à railler ses contemporains ignorants et pathétiques n’ayant pas fait le choix de plonger avec lui la tête la première dans le puits. Pourtant, il me semble que cette attitude, ainsi que les quelques formes légèrement moins extrêmes qui s’en sont émanées, nuit gravement au film et dénote une gigantesque erreur d’interprétation vis à vis de ce qui est selon moi la démarche artistique du film.


Effectivement, ce qui pourrait s’apparenter à un scénario part dans toutes les directions : des histoires de rêves de gloire hollywoodiens, de tueurs à gages, de mystère amnésique, de tension sexuelle ou de réalisateur visiblement aussi perdu que le spectateur, j’en passe et des meilleures, cela ressemble à un foutoir sans nom. Mais c’est justement par cette densité narrative et thématique que David Lynch trouve le moyen d’impliquer pleinement le spectateur du film dans le processus de création artistique de ce dernier. Le premier donnant en effet au second des pistes narratives souvent laissées sans suite ainsi que des grilles de lecture analytique vis à vis de l’univers global du métrage, le récepteur de l’œuvre se trouve de ce fait face à un film profondément libre, terreau d’une fertilité infinie, matière cinématographique brute n’attendant que l’intervention du spectateur afin que celui-ci, pleinement impliqué et volontairement placé au centre de la démarche artistique, puisse l’affiner et ainsi en tirer un film nouveau, unique, façonné par son imagination et dépassant par son existence-même toutes les histoires préfabriquées ne demandant qu’à être ingérées que nous donne par brouettes chaque année, et ce depuis des décennies, l’industrie du cinéma, et qui, cela va de soi, restent les mêmes pour tous, si ce n’est par la signification ou la résonance qu’elles peuvent trouver en chacun.


Certains feront quant à eux le choix on ne peut plus légitime et compréhensible de laisser et de profiter de la matière cinématographique brute telle quelle, se laissant porter à travers les méandres de cet univers fantasmé comme cauchemardesque par la virtuosité technique et la maîtrise de réalisation dont fait preuve ici David Lynch, artiste au sommet de son art capable de nous accrocher les yeux à l’écran et les mains aux accoudoirs par des séquences qui sans que l’on sache trop comment ni pourquoi parviennent à titiller une partie de notre cerveau voire de notre subconscient visiblement assez importante pour agripper le spectateur par le col à la fois sans sommation mais sans néanmoins que l’on en soit profondément incommodé, bien au contraire. Et c’est justement maintenant que nous revenons à ce que nous disions au début, au sujet des différentes interprétations ayant pullulé sur internet comme des boutons d’acné sur le visage d’un élève de troisième. Le long-métrage fonctionnant comme on l’a vu uniquement par le rapport et surtout par l’intervention du spectateur vis à vis de ce dernier, qui, cela va de soi, est unique, trouver, partager voire imposer une interprétation, une grille de lecture universelle nuira grandement à l’efficacité de la démarche artistique du film, le récepteur adhérant et adoptant le « résultat affiné » d’un autre passant à côté de ce que Mulholland Drive a d’unique à proposer.


De par le rapport unique qu’il entretient avec son spectateur, ne le considérant d’ailleurs pas comme tel mais plutôt comme un acteur essentiel, car actif, du processus de création artistique, Mulholland Drive est donc une œuvre incontournable, d’une qualité rare, naviguant dans les eaux troubles du rêve, des fantasmes et des névroses, au sujet de laquelle il est préférable voire essentiel de ne pas se renseigner afin de pleinement se rendre compte de la puissance évocatrice, suggestive et formelle insufflée dans le film par un David Lynch qui, et ce bien avant beaucoup de monde, a parfaitement compris que les histoires cinématographiques les plus réussies n’étaient pas celles que l’on suivait et que l’on nous racontait plus ou moins nonchalamment et avec plus ou moins de talent, mais bien celles d’une toute autre teneur, malheureusement plus rares, prenant le spectateur pour un acteur central de la formation d’une création artistique unique, se basant sur le terreau fertile d’une œuvre monde ne se limitant qu’aux bornes plus ou moins importantes et éloignées de l’imagination de ce dernier.


Edit : J'ai récemment regardé l'épisode 4 de la Websérie Chroma, de Karim Debbache, et l'une de ses citations correspond parfaitement aux propos qui sont les miens dans cette critique : "Les films sont des écrans, et nous sommes les projecteurs".

DJZ_
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le 9 sept. 2020

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Louis Perquin

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