Texte publié dans le cadre du Ciné-Club le 31/03/2021
Affirmer que le cinéma burlesque est un genre appartenant aujourd’hui à un autre temps est un doux euphémisme, tant chaque long-métrage qui s’en réclame semble adopter des codes qui, bien qu’encore efficaces car très visuels, sentent bon la naphtaline venant amèrement caresser nos narines avides d’odeurs nostalgiques. Et puisque l’heure est de nos jours au chauvinisme bas du front, autant s’attarder sur le plus célèbre artiste français en la matière, à savoir l’inénarrable Jacques Tati.
Quant à savoir qui, de Chaplin ou de Keaton, se doit de revendiquer la parenté de notre cinéaste burlesque national, je réponds : Tati est Tati, soit les deux à la fois. Il cristallise dans sa longue silhouette filiforme et dégingandée l’humour ravageur du premier et la fougue contagieuse du second, l’oeil aiguisé et rieur de l’un et la mélancolie nostalgique de l’autre, enfin la gestion du comique et de l’espace commune aux deux artistes, ainsi qu’une satire amusée et amusante qui, dans sa forme, lui est unique. Car comme tout bon mariage d’influences, il émerge de cette union, fatalement, une singularité qui, bien que portant la marque des inspirations en question, s’en émancipe afin de développer sa propre vision des choses, du cinéma, bref : de la vie.
L’introduction au personnage de Monsieur Hulot est sans doute l’une des meilleures présentations de protagoniste principal que j’ai vu depuis longtemps. Tandis que l’essentiel des vacanciers se ruent et s’entassent dans les trains en direction du sud de la France, Hulot, comptant lui aussi profiter du soleil et du repos, se met en chemin, à la différence près qu’il se déplace, lui, en voiture – et quelle voiture ! A l’image de son conducteur, la décapotable s’avance, chancelante, sur les routes ensoleillées qui mènent au bord de mer. Bien que peu rapide et difficilement maniable (ce qui provoque l’agacement des autres automobilistes), l’engin est à l’image de son conducteur : timide, parfois maladroit, mais toujours attentif et attentionné vis à vis de son environnement, comme en atteste son attitude face à un chien qui lui barre la route. Là où ses congénères tracent sans réfléchir, Hulot fait le choix de s’arrêter, avertissant via son improbable klaxon l’animal avachi sur le bitume. Ce dernier se lève alors lentement, avant d’aller affectueusement remercier le conducteur précautionneux.
Cet état d’esprit traverse en filigrane l’ensemble du récit, qui semble imbibé de l’énergie aussi maladroite que communicative de son protagoniste. En effet, une fois arrivé à St-Marc-sur-Mer, l’organisation jusqu’alors millimétrée de la vie communautaire estivale va se retrouver profondément chamboulée par l’arrivée de cet énergumène, tel le grain de sable s’introduisant dans un mécanisme en théorie parfaitement huilé (thème purement « chaplinien »). Seulement la spécificité de la construction narrative est que Hulot est moins l’épicentre des évènements qu’incarnait Charlot que la matérialisation abstraite de l’irruption de l’inattendu dans la routine quotidienne. L’essentiel des maladresses dont il est l’auteur ne s’avèrent être que le déclenchement d’une multitude de dysfonctionnements périphériques, d’un verre renversé par un serveur sur un client à l’enferment d’un passager dans le coffre de sa voiture sous l’impulsion d’une ruade chevaline.
En conséquence, la grande force de Tati est de peindre sous nos yeux un véritable univers, bourré de figures hautes en couleurs et vivifié par un souffle, une respiration et une activité de tous les instants. Là se trouve d’ailleurs la différence majeure entre Chaplin et son homologue français : la construction d’un univers. Tandis que le petit moustachu donne vie et sens à l’environnement dans lequel il débarque par la vivacité qu’il décharge partout comme un poulpe son encre, le géant imberbe entre en opposition avec un univers qui, bien qu’absurde de l’extérieur, n’en existe pas moins. Du frottement de ces deux forces antagonistes jaillit alors l’étincelle propice à ce que l’on appelle l’humour.
Dire de Tati qu’il est l’un des sociologues les plus ludiques ayant jamais existé relève de l’évidence, au même titre d’ailleurs qu’il est sans doute de ceux dont l’observation, par son acuité, est la plus instructive quant à la situation de la société de l’époque. Dès l’introduction du film, l’aliénation de la population par des impératifs de rendement et de bénéfices semble palpable, tant ces voyageurs, dirigés par les crachat inaudible d’un haut-parleur de quai de gare asphyxié, se grimpent les uns sur les autres dans des wagons dont on semble en mesure de pousser les murs. Cette douce moquerie à l’égard d’une société française contemporaine mécanisée jusqu’à la moelle passe donc autant par cet absurde dont le spectateur est objectivement témoin que par le désintérêt que Hulot semble lui porter. En effet, les sujets considérés comme « importants » – qu’ils soient philosophiques et assénés par ce que Brigitte Bardot aurait volontiers appelé un « connard pontifiant », ou politiques et retranscris par un poste de radio (dont l’enracinement dans les foyers débute à la même période) – désintéressent au plus haut point un personnage principal plus préoccupé à écouter la mélodie dansante qui émane du gramophone de l’hôtel.
Tati, enfin, c’est malgré tout une sympathie indéfectible envers l’ensemble de ses personnages, dont aucun n’est réellement malveillant. Mais l’amitié la plus vraie se noue, chez Hulot, avec les enfants, encore capables de rire et de profiter des choses simples, de s’amuser d’un rien et de s’émerveiller de tout. A l’heure du grand départ, le protagoniste s’assoit en silence parmi les chérubins au sommet d’une dune de sable tandis que les adultes invitent hypocritement les uns et les autres dans un amas ridicule de politesse sclérosée, anticipant la conclusion, 26 ans plus tôt, des Bronzés font du ski. Hulot, ou l’art de vivre des choses simples. Hulot, ou l’Épicure contemporain.