Il y a des oeuvres ou des réalisateurs qui vous tiennent longtemps en respect avant que vous ne franchissiez le pas? C'est définitivement mon cas, en tout cas lorsqu'il s'agit de regarder un film à la maison et non dans une salle obscure. Comme si mon équipement audiovisuel pas top, mes défauts d'attention et ma cinéphilie plus que lacunaire étaient des remparts infranchissables devant des trésors de cinéma unanimement prisés.
Et puis un jour, on se dit qu'un peu d'escalade ne peut pas faire de mal. Ce fut le cas pour David Lynch et Mulholland Drive.
A sa sortie, on nous avait vendu le film comme un mindfuck génial, comme une oeuvre indéchiffrable, comme un défi lancé au spectateur. Ce qu'il est en partie. Une version DVD avait d'ailleurs été commercialisée avec des "clefs" de compréhension, écrites par le réalisateur lui-même. Rétrospectivement, je trouve cette idée catastrophique tant elle réduit Mulholland Drive à une dimension essentielle mais non signifiante du monument que Lynch est parvenu à ériger. Par ailleurs, la lecture de ces éléments avant et même après le visionnage du film constituent à mon avis un beau gâchis pour qui voudrait faire travailler ses sens et ses méninges en toute autonomie. Mais passons...
Il est vrai que l'énigme est posée dès les quatre premières scènes, entrecoupées du générique et sans rapport entre elles. On comprend qu'un mystère plâne autour de Betty, dont l'arrivée dans un aéroport LAX gorgé de soleil tranche avec l'ambiance noire et poisseuse installée par les scènes précédentes. La rupture de ton, appuyée notamment par les sourires béats des vieux compagnons de voyage, pose une base avec le spectateur: on va jouer avec notre perception de la réalité, et nous inciter à prendre une distance critique quant au récit. On retrouvera ces dissonances, à l'occasion d'une scène de comédie de moeurs, ou dans les mésaventures d'un tueur maladroit.
Mais ici même le surgissement du burlesque ne prête pas à sourire. Car c'est avec beaucoup de maîtrise que Lynch s'autorise ces embardées : elles tranchent trop radicalement avec l'atmosphère générale et sont suffisamment rares pour ne pas être autre chose qu'inquiétantes.
On suit Betty, figure de la jeune fille en fleurs, prise de compassion pour Rita, amnésique, dans la recherche de l'identité de cette dernière. On suspecte de drôles de manigances impliquant de dangereux mafieux, faisant la pluie et le beau temps dans une industrie du cinéma corrompue. La narration semble alors celle d'un thriller à tiroirs classique, et l'on pense avoir un coup d'avance tant Lynch s'amuse à nous lancer sur d'étranges pistes en dehors du point de vue des protagonistes, campées par un duo d'actrices impeccables. On est dedans, on tient bon, et on fait confiance dans le fait qu'on saura tôt ou tard raccrocher les wagons de cette intrigue alambiquée, mais pas illisible.
Pendant ce temps la dimension onirique se révèle dans tout son spectre, de l'attitude lunaire et naïve de Betty, jusqu'aux méandres cauchemardesques d'un Hollywood désenchanté, sublimé par la mise en scène et par le score d'Angelo Badalamenti.
Et c'est là tout le caractère exceptionnel du film: réussir pendant 2h à envoûter, à troubler, à désarçonner, par la mise en scène et le découpage, tout en maintenant le spectateur à bord d'un récit au premier degré via sa dramaturgie. Pour qu'au moment, d'ailleurs très diffus, où
tout bascule, où Lynch dynamite nos représentations, le vertige n'en soit que plus intense. Le regard alerte, serein et critique laisse place au sentiment tenace d'une confusion absolue. Donc oui, mindfuck il y a bel et bien. Mais durant les 20 minutes restantes, Lynch délivre suffisamment d'indices nous mettant sur la voie de ce que le film raconte réellement : un crime commandité par une amoureuse déçue, puis nié dans le fantasme rêvé d'un Hollywood qui laisse sa chance aux jeunes actrices de l'Oregon, tout en étant le terrain d'aventures par lesquelles la passion peut naître et s'épanouir.
Une seconde lecture s'impose pour raccrocher tous les wagons. Mais Mulholland Drive n'est pas juste un film à énigme à la narration atypique et qui perd tout son intérêt une fois ses mystères percés. C'est un chef d'oeuvre total, un trip sensoriel et hypnotique autant qu'une oeuvre intelligente, qui donne envie de se relancer dans l'aventure régulièrement.