"Fais riche un autre amour et souviens-toi du mien"

Porte ta vie ailleurs, ô toi qui fus ma vie ;
Verse ailleurs ce trésor que j’avais pour tout bien.
Va chercher d’autres lieux, toi qui fus ma patrie,
Va fleurir, ô soleil, ô ma belle chérie,
Fais riche un autre amour et souviens-toi du mien.

Alfred de Musset


Le film débute à la manière d'un thriller, intrigue rapidement et pourtant part d'un postulat simple : une tentative de meurtre, une amnésie, un amour. Bien vite pourtant on se questionne, est-ce une histoire d'argent? De vengeance? Quel est l'objectif? Qui se cache derrière le complot qui se dessine?


Et puis rien. La réalité est tout autre, car le film n'est pas un thriller. Non il en est loin. Le film est une histoire d'amour, l'une des plus belles qui m'est eu données de voir. L'une des plus déchirantes, des plus dérangeantes, des plus accablantes. Le constat est amer, le choc complet, et parmi ces plans d'une beauté formelle édifiante se dessine le génie d'une carrière. Celle de David Lynch qui avec Mulholland Drive rentre définitivement dans l'histoire du 7ème art, avec un grand A.


Attention, ceci est une zone infestée par le mal de la pire espèce. Peu de personnes osent prononcer son nom, les plus téméraires le nomment SPOILER. Si tu n'as jamais vu ce film, sois damné si tu franchis ces lignes.


Mulholland Drive est un film à clé. Tirant parti d'une chronologie au premier abord parsemée, une analyse plus profonde permet pourtant d'y voir un timing parfaitement orchestré. Celle du réel face aux songes. Tout commence dans les draps roses, tout s'y termine également. Entre temps, l'espace se meut dans le physique et le psychique, dans un ordre chronologique parfait.


Tout est imbriqué dans une multitude de "boites". La boite bleue qui symbolise la mort, la clé bleue qui symbolise le meurtre, la première moitié du film qui est dans la tête de Betty, la seconde qui alterne réalité, souvenirs et hallucinations. De quoi s'y perdre et pourtant tout à sa logique propre.


Loin de moi l'idée de retranscrire dans cette critique une analyse complète de ce chef-d’œuvre tant chaque élément apposé à l'écran à sa signification propre. C'est ce qui fait toute la magnificence du travail de Lynch. Rien n'est laissé au hasard, tout est là où il doit être. Cependant, laissez-moi m'attarder sur l'une des séquences les plus obscures à mon sens. Celle du club Silencio.


C'est cette scène qui va mettre fin à l'aspect onirique du métrage. Elle débute sur un plan éloigné de l'entrée du club. Puis la caméra se rue sur la porte. De cette manière, le réalisateur semble nous dire que nous pénétrons dans le monde des morts. A l'intérieur, le magicien nous avertit que "tout n'est qu'illusion". La chanson de Rebekka est un écho des évènements tragiques qui parsèment le métrage et que nous comprendrons malheureusement bientôt, elle parle d'amour malheureux. La réaction de nos deux personnages, Betty et Rita bien que peu compréhensible lors d'un premier visionnage, s'avère limpide dans une seconde lecture. Toutes deux pleurent le sort qui leur est réservé en dehors du monde onirique. Toutes deux sont effrayées de repartir d'où elles viennent, l'une des les limbes, l'autre dans une réalité trop dure à accepter. C'est la dernière scène de repentie, celle du regret d'avoir omis les mots d'amour, celle des derniers contacts, des dernières connexions entre les deux êtres en présence. Avant le silence.



Silencio. Silencio. Silencio.



Ce "silencio" peut également faire écho au regret du personnage de Diane d'avoir prononcé les mots "this is the girl". Ceux-ci qui amèneront à l'assassinat de l'être aimé.


Au-delà de cet aspect romantico-tragique, le film s'entoure d'un autre arc narratif majeur, celui d'une critique acerbe du rêve hollywoodien. Tous les évènements amenés dans le film, et les relations développer dans la réalité témoignent de ce rêve déchu. Diane (anciennement Betty) est la victime d'un système élitiste, patriarcal, où la bienséance hétérosexuelle prévaut sur l'amour. Camilla (anciennement Rita) est la victime collatérale de ce rêve. Hollywood suscite des désirs et des idéaux que les exigences de la réalité ne peuvent assouvir.


Fin du SPOILER.


Ode aux martyrs d'Hollywood, ode à l'amour et à ses recoins sombres. Il est certain que Mulholland Drive fait honneur à ses thématiques. Histoire d'une vengeance avortée, le film nous montre qu'il est préférable de revenir à la source si l'on veut éradiquer un système défaillant. Se venger de l'être aimé manipuler par ses propres convictions n'est qu'une autodestruction de notre propre être. Se venger du système qui a engendré ses convictions serait peut-être une solution plus louable.


Il est difficile de rendre hommage à une telle oeuvre tant il y a à dire. Cependant, comme l'a fait avec brio David Lynch à la fin de son film, je couperais court à tous discours supplémentaires, criant au génie dans un dernier plan idyllique et prononçant un dernier mot :


"Silencio."

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le 6 nov. 2015

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Westmat

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