Contrairement à beaucoup de films sur le sujet qui sont lourdeaux, lénifiants, caricaturaux, Mustang évite tous les écueils du drame social pour proposer un regard nuancé et subtil sur la vie des femmes en Turquie. Sans doute la sensibilité féminine qui émane du film n'y est pas pour rien.
Le film est terrible à plus d'un titre. Il commence pourtant par une scène onirique. Des collégiens se baignent à la sortie des cours sur les rives de la mer noire, dans un décor somptueux. Mais voilà, c'est obscène, des jeunes qui se séduisent dans la moiteur de l'eau et la chaleur du soleil. Alors, lorsque des sœurs rentrent chez leur grand-mère, celle-ci les bat, une par une, dans un accès de colère. On en vient à détester cette femme, d'un autre temps, d'autres mœurs. Mais c'était sans compter la cruauté de son fils - oncle des jeunes filles - qui la fait passer pour une enfant de chœur et la rend presque sympathique.
Et c'est là la force du film, de refuser le portrait lénifiant et manichéen. La grand-mère, cruelle marieuse, qui vend au plus offrant en terme de dot, ses propres petites filles, est elle-même le rouage d'un système d'oppression où elle craint la violence des hommes. Parfois elle défend même ses petites filles, lorsqu'elle découvre que son fils en viole certaines, elle les marie rapidement, pour les extraire de cette maison de l'enfer. Elle ferme parfois les yeux sur les fugues des jeunes adolescentes mais continue toujours d'équiper la maison en barreaux, grilles et serrures. Quant à l'oncle, il a des allures de Barbe Bleue, terrifiant.
La maison devient la métaphore de l'éducation corsetée des jeunes femmes. Elles doivent se draper de robes pudiques et traditionnelles devant les gens, faire preuve de silence et de retenue. La prison oppressive des conventions sociales et religieuses. Chacune des cinq filles a une personnalité propre, elles sont toutes attachantes, possédant un jeu d'actrices au naturel. Lale, la petite dernière, la plus rebelle, la plus sauvage, la plus courageuse, est touchante. Comme un chat, elle grimpe aux gouttières, vadrouille sur la route, brave les interdits. Elle se prépare à fuir, voyant le terrible sort qui l'attend, un mariage arrangé avec un quasi inconnu.
Dans ses fugues, elle croise un jeune chauffeur de camion, qui lui apprend à conduire. Un jour, elle prendra le camion familial et partira avec une de ses sœurs. Plusieurs scènes sont terribles, voire éprouvantes. La scène finale voit les deux dernières sœurs s'enfuir, traquées par leur famille en colère. Tout se termine sur une note d'espoir. Toute la Turquie n'est pas encore perdue. A Istanbul, ville moderne par excellence, elles trouveront le salut.
Parfois l'humour et la poésie sauvent le film de la noirceur. La beauté de la Turquie se révèle, derrière son tissu d'oppression sociale. La Turquie d'Erdogan est redevenue réactionnaire, terrible, rétrograde, celui qu'on avait présenté comme un progressiste et un démocrate s'est révélé autoritaire et cynique s'appuyant sur le patriarcat et l'islam traditionnaliste pour asseoir son pouvoir et oppresser la société. Elle est loin la Turquie laïque et féministe qui offrait avant la France le droit de vote aux femmes. Un film sur les femmes, par des femmes, dans une société patriarcale et repliée sur elle-même. Le film nous rappelle à quel point la Turquie souffre. Mais aussi à quel point elle est un pays jeune, plein d'avenir et pas si éloigné de nous, surtout par le regard de Deniz Gamze Erguven, cosmopolite, à la fois europénne et asiatique, comme l'est la Turquie, multiculturelle, assise sur deux continents, tiraillée entre deux visions du monde.