Mustang a réellement de quoi agacer, plans après plans, quelque chose de lent, d'englué, une esthétique douce qui enveloppe tout et qui laissera sur le carreau tous ceux qui décideront que la réalisatrice se repose un peu trop sur son sujet. Pourtant, quand on se laisse happer, Mustang est un film qui transporte et ne laisse pas indifférent, voire bouscule. On ne redira pas tout ce que l'on pense du système hiérarchique et archaïque qui maintient les femmes dans une ère déjà follement dépassée où le mariage, auquel il faut arriver vierge (de passions et de sexe), est la seule issue possible. Dans le film, on entend que c'est pour ne pas être tentatrice que ces jeunes filles-là doivent rester cachées, pures, prudes, discrètes et fragiles.
Voilà bien tout le problème : l'image et l’hyper-sexualisation de ces jeunes en devenir, sur lesquelles quelques hommes projettent des images décalées ou obsolètes. Et c'est avec cette image, cette féminisation à outrance, que Deniz Gamze Ergüven va jouer pendant tout son film. Les cinq filles qu'elle filme ont les cheveux au vent, la langue bien pendue et un désir de liberté assumé. Parmi elles, certaines se résigneront, comme leurs aînées, passées par là et toujours prêtes à perpétrer ce qu'elles ont elles-mêmes mal vécu (dont les mariages forcés). Pourtant, les aînées hésitent parfois à freiner les élans de la jeunesse, comme cette grand-mère d'abord vindicative devant ses petites filles, mais prête à les défendre devant son fils, un poil trop autoritaire, héréditaire zélé d'une tradition millénaire.
Mais il y en a une qui résiste envers et contre tous, c'est Lale, 12 ans, la plus jeune de la fratrie. Elle crie, court, grimpe, parcourt des milliers de kilomètres pour échapper à un destin qu'elle n'a pas choisi et poursuivre un rêve de modernité. Avec elle, on relit la première scène apparemment anodine du film, où la toute jeune fille sert sa maîtresse d'école dans les bras, les yeux embués de larmes. Elle en recueille une adresse à Istanbul, son Eldorado, où sa prof part couler des jours meilleurs.
C'est donc du côté de la jeunesse, deux jeunes hommes au moins viennent en aide à Lale sans se poser de questions, que Deniz Gamze Ergüven va chercher la fougue et cherche à bâtir l'avenir rêvé de son pays. C'est que son film est comme un conte. Après la première scène de baignade, interdite, où les cheveux des cinq sœurs sont lâchés en plein vent, leurs réactions dénotent de ce à quoi l'on s'attend. Telles les héroïnes de films comme Et maintenant on va où ? et Hors jeu, elles refusent de baisser les yeux et s'inventent une rébellion, parfois inutile, mais une résistance qui les fait tenir.
Enfermées dans une maison qui devient prison et où leur horde se désagrège au gré des mariages et des drames, les filles pétillent. Le film montre l'ennuie aussi, cette attente fiévreuse au cœur de l'été. L'histoire devient celle d'un stratagème, long et fastidieux, vers une échappée qui se fait attendre. Ainsi, c'est dans la dernière demi-heure, quand elle a fait monter la tension, que Deniz Gamze Ergüven la fait sentir. Elle offre un dernier espoir, hors les murs, à ces deux résistantes finales, les plus jeunes sœurs et surtout à Lale, indomptable et espiègle, la seule ici qui paraît ne pas sombrer dans la folie : celle de répéter inlassablement ce qu'on a déjà vécu, de s'empêtrer dans des traditions devenues obsolètes.
Rythmé en crescendo, le film grandit devant nos yeux, ne s'éparpille jamais et rend un hommage fiévreux à cinq pépites. Caméra au plus près de ces corps graciles, visages baignés de soleil. Sans oublier l'humour. Enfermées, Lale, Nur, Ece, Selma et Sonay ne paraissent jamais prisonnières, telle Lale qui sait nager même sans eau. La bataille est rude, d'autant que le bonheur (teinté de mélancolie) des toutes premières minutes du film s'efface assez vite, laissant le champ libre, à la toute fin, à un avenir incertain, mais supposément meilleur dans une ville jugée moderne, Istanbul, mais dont Deniz Gamze Ergüven fait un rêve, sans décider s'il y fait vraiment bon vivre.