Il semble heureux. Tête inclinée, ses yeux remplis d’étoiles, il voit pleuvoir des céréales. Quel bonheur. A ce moment-là, Neil n’était qu’un garçon comme un autre, innocent et qui profitait des affres de son enfance. Mais ça c’était avant l’acte qui marquera une vie, une existence. Puis grandir s’avérera une étape délicate par bien des égards. Cette nuit-là, c’est son regard sur le monde, sa place dans un cosmos humain qui va se définir jusqu’à la moindre parcelle de son être. Cette fameuse nuit, il fut victime d’un pédophile, de la subversion d’un homme sans remords ni conscience. Sujet au combien délicat que celui de la pédophilie. Avec Mysterious Skin, Gregg Araki s’écarte de son côté farceur, oublie ses irrévérences de sa Teenage Apocalypse pour se muer en réalisateur doux, amer, peignant son art d’une tragédie, d’une agonie inexpliquée voire inexplicable.
Par ce biais-là, Mysterious ne deviendra non pas une analyse d’un fait, ni une rétrospective d’un pourquoi mais sera la dissection d’un trauma sur le temps, durant l’adolescence de nombreuses années après le drame. Mysterious Skin est un récit initiatique biaisée d’avance, déchiré par un passé qui ne pourra jamais s’oublier. C’est le problème de l’humain. Sa mémoire est sélective. Et malheureusement, ce geste-là, cette sensation, cette perdition dans l’incompréhension restera gravée au fer rouge. Pourtant, malgré sa reconstitution des faits, Gregg Araki ne s’appesantira pas sur le criminel en question, sur sa logique ni le pourquoi du comment. Il ne cherche pas à le comprendre car cet homme, cet entraineur de football au physique évangéliste n’est qu’un fantôme, un esprit hanteur. Car il n’y a rien à comprendre, il n’y a aucune ambiguïté dans l’abjection. Rien à acquiescer.
Ce moment n’est qu’un simple catalyseur, un point de départ pour Araki, dans sa dynamique psychanalytique, dans son approche narrative pour faire de Mysterious Skin un portrait comblé de fissure sanglante, de peau morte, de sexualité défigurée, de deux jeunes adolescents. Car si Neil est au centre du sujet, Brian l’est tout autant. Jeune garçon, qui durant sa jeunesse, perdra le souvenir de 5 heures de sa vie, durant lesquelles il croira avoir été enlevé par des extraterrestres. Mais le récit nous montrera qu’il n’en sera rien. Bien au contraire. Cet élément fantastique (l’Ovni), pouvant symboliser la valeur inhumaine de ce que lui-même a vécu durant sa jeunesse, permet à Araki, non pas de faire durer un suspense inexistant sur la réalité sordide de son sort, mais caresse la dureté d’un scénario dans sa force centrifuge, tout en l’amenant vers une chose plus universelle : la croyance aveugle de ses êtres paumés.
Comment se relever après ça ? Voilà la question et la volonté première du réalisateur de Doom Generation. Montrer les conséquences d’un passé, la perte d’une innocence, le parcours de deux anges déchus dans un monde qui ne les mérite pas. Deux jeunes adolescents qui vont devenir adultes beaucoup trop tôt. A la recherche de leur passé, Neil et Brian n’ont pas les mêmes velléités : l’un veut oublier tout en comprenant pourquoi il fut abandonné à ce vide, et l’autre veut comprendre ce qu’il s’est passé, mettre un visage sur cette absence, un nom sur cet effacement de mémoire. Mais cela ne se fera non sans embûches.
Dans cette perspective de dessiner les traits d’une vie, d’une réalité palpable, Mysterious Skin ne tombe pas dans les affres du réalisme coup de poing d’un Larry Clark ni celle d’un Harmony Korine période Gummo. Malgré la dureté, la froideur, l’aspect explicite de certaines scènes marquantes, comme le tapinage de Neil dans son adolescence, Gregg Araki préfère se délaisser de ce poids en contextualisant sa mise en image par une enclave fictionnelle omniprésente. Et cette volonté de ne pas s’effacer dans les tréfonds d’une sorte de reportage documentaire, mais de garder sa propre fierté cinématographique notamment par les secousses de son imagerie pop et de sa mise en abime musicale évanescente shoegaze, fait qu’Araki se joue parfaitement des clichés du genre « teenage movie » (le pote gay, la meilleure amie, la mère seule et mal dans sa peau), pour macérer ses archétypes et régurgiter toute leur essence première : la bienveillance du cinéma de genre sur ce qu’il décrit.
Ceci n’est pas du tout un artifice d’auto défense pour dévier de son sujet. Car Mysterious Skin n’en reste pas moins un brûlot émotionnel incomparable, à la réalité foudroyante, au graphisme sexuel tétanisant, au questionnement amoureux détraqué mais construit ses trames par petites touches, transfigure son empathie à fleur de peau pour pointer du doigt avec finesse et rage les retords d’une Amérique aux contours cadavériques, thématiques omniprésentes dans la filmographies de l’auteur américain : la dislocation de la cellule familiale, le mensonge et la malhonnêteté de la connexion télévisuelle, les maladies, le visage de l’amour.