Dans le monde aseptisé et politiquement correct d'aujourd'hui, il semble être un devoir que de se justifier d'aimer un film comme Naissance d'une Nation. Si cette idée d'un devoir dû à la pression sociale est probablement fausse (et sûrement amenée par le narcissisme également propre à notre époque nous laissant penser que les gens sont intéressés par les justifications de nos idées), je vais tout de même me laisser aller et soulager cette envie de justification. Je dois manquer de confiance en moi, passons.
Je voulais d'abord parler de ce que j'appelle de façon assez prétentieuse, l'effet "Non au racisme". Chaque semaine, dans les stades de foot, c'est la même rengaine. "Non au racisme", affiché partout. Matraqué aux spectateurs. Ce phénomène soulève deux problèmes :
-Le premier : il suffirait apparemment d'inculquer de façon très littéral ce genre d'idées (ici, "le racisme c'est mal m'voyez") à la plèbe pour qu'elle comprenne que la tolérance est une notion importante de la vie en société. En réalité, et vous en avez peut être fait l'expérience, si vous êtes témoin d'un acte que vous considérez comme raciste (de la plus bête réflexion aux actes les plus nauséabonds), et que dans un élan de bonne conscience vous souhaitiez faire part de votre point de vue à cette personne en lui expliquant en quoi son agissement est raciste, il vous répondra très probablement qu'il n'en est rien, le tout justifié de façon plus ou moins cohérente (exemple récent : je mets 9 à ce film, pourtant je ne me considère pas comme raciste, et j'essaye de me justifier). Ce "Non au racisme" est donc totalement inutile, car en réalité, personne ne se considère comme raciste.
-Second point : en plus d'être inutile, il est également malfaisant. Car il présuppose d'un racisme pur, malsain et entièrement mauvais. Au final, il s'agit là d'une façon de se dédouaner de toute responsabilité : si le racisme conscient existe, alors je n'en fais pas parti, puisque je suis conscient de ne pas être raciste. Je peux donc détourner tous les problèmes sociaux et mentaux de notre époque sur cette entité malfaisante qu'est le racisme. Ainsi, pas besoin de me remettre en cause (on retrouve le narcissisme propre à notre époque), et je reste entièrement bon (et le politiquement correct abusif).
C'est donc parfait, le racisme n'existe finalement pas. Seulement ses conséquences fâcheuses restent réelles, nous empêchant de vivre notre utopie aseptisée. Pénible.
Naissance d'une Nation, selon la majorité, joue ce rôle de racisme ultime nommé dans les étendards "Non au racisme". C'est d'ailleurs tout à fait possible, le film étant désormais centenaire, le temps écoulé permet un recul nous autorisant le jugement nécessaire à avoir sur les œuvres pour déterminer, non pas leur bonne foi (puisque comme démontré plus haut, la bonne foi est toujours de mise), mais bien leur valeur intrinsèque (si cela est possible, ce dont je doute, mais pour l'exercice, essayons).
Première chose à noter : Naissance d'une Nation est avant tout un film pacifiste. Comme le dit l'intertitre introductif : "If in this work we have conveyed to the mind the ravages of war to the end that war may be held in abhorrence, this effort will not have been in vain."
À aucun moment dans le film, un des camps de la Guerre de Sécession n'est donc mis en avant, ni magnifié. Il s'agit avant tout de démontrer les horreurs qui en découlent, ses conséquences. Le seul homme qui semble récupérer les grâces du réalisateur est Abraham Lincoln. Il est ici symbole de l'union, celui qui se bat pour le Nord, mais qui tente en réalité de réunir les deux camps. Son assassinat est d'ailleurs décrit comme une tragédie. Il parait déjà difficile de qualifier de raciste un film ayant ce traitement sur ce personnage historique, désormais visage de l'abolition.
Mais ces indices paraissent maigres pour dénouer le film de toute idée considérée comme anti-humaniste. Continuons donc.
La deuxième idée est également révélée dans un carton introductif.
"We do demand, as a right, the liberty to show the dark side of wrong, that we may illuminate the bright side of virtue".
L'idée est claire : il s'agit de montrer les conséquences de la guerre pour démontrer l'intérêt de la paix. Idée magnifiquement mise en scène lorsque l'un des fils de la famille sudiste montre une belle fleur de coton, avant de la retourner, pour montrer une branche cueillie, et donc vide, laide. Une idée appliquée sur le film à la guerre, mais que Griffith n'hésitera pas à appliquer dans un court moment de poésie à l'esclavage.
Mais il y a évidemment la possibilité que je surinterprète, le film n'est donc pas encore prouvé non coupable. Continuons donc.
Choisissons un nouvel intertitre, car après tout, il s'agit encore du moyen le plus direct de communication du réalisateur envers le spectateur.
"This is an historical presentation of the Civil War and Reconstruction Period, and is not meant to reflect on any race or people of today."
En réalité, Griffith semble peu se préoccuper du problème de l'esclavagisme, préférant se concentrer sur l'union entre Nord et Sud. La question n'y est jamais vraiment abordée, à part par le prisme des points de vue Nord/Sud. Si les Noirs sont dépeints comme des incultes avides de pouvoir, il parait compliqué d'affirmer que des gens tenus en esclavage toute leur vie et auxquels on donnera le pouvoir sans transition ne réagiront pas de la sorte, noirs ou blancs. Car en réalité, on est surtout dans une description assez factuelle de l'après guerre dans les Etats du Sud. La soif de pouvoir du nouvel élu afro américain, en plus d'être justifié par un carton indiquant une ivresse de vin et de pouvoir, fait également écho à la soif de pouvoir des caucasiens. Si les noirs sont décrits comme la source des problèmes des Etats-Unis par un intertitre, difficile de lui donner tort, non pas par une faute des esclaves, mais bien par la différence d'opinion qu'ils provoqueront entre les Etats du Nord et du Sud (on retrouve cette problématique de la désunion primordiale dans le film).
La question n'est donc pas vraiment de savoir si le film est raciste, mais plutôt de savoir s'il a tort de ne pas s'intéresser à l'esclavagisme.
Chacun ira de son opinion. À titre personnel, je trouve que le film utilise cette thématique comme un outil pour parler de la désunion d'un pays, et s'il est effectivement triste de ne pas voir les anciens esclaves inclus dans cette volonté d'union, le film réussit le pari qu'il s'était donné. Beaucoup justifient le ton du film en parlant de l'époque dans laquelle il vit le jour. Si cette justification me parait bancale dans le cas d'un racisme avéré, elle l'est moins dans le cas d'un désintérêt.
De plus, Griffith termine son film ainsi :
"Liberty and union, one and inseparable, now and forever!".
Il est difficile de savoir si le réalisateur y voyait là une union universelle, mais il me parait également difficile de le condamner pour l'inverse.
Contrairement à ce qu'il se dit, ce film est donc d'un intérêt tout à fait primordial à notre époque, et pas seulement pour des raisons techniques ou artistiques. En racontant l'histoire du point de vue des vaincus, et par sa densité chez les motivations des personnages, il nous rappelle que le bien absolu n'existe pas. Une notion importante dans l'ère du politiquement correct et de la pensée unique.
Il ne s'agit pas de pardonner un film qui parle de "Aryan birthright" ou qui n'aborde les individus noirs que selon deux pôles sans nuances (soumis ou menaçant). Mais le condamner sans tentative de compréhension, c'est oublier que la peur de la différence est un réflexe profondément humain. Prendre conscience de ce réflexe est le premier pas pour le combattre.
Comprendre la complexité d'un conflit, c'est comprendre sa propre complexité morale, et de ce fait celle des autres. C'est bien ça qui, pour nous comme pour Griffith, nous amènera à parler de tolérance.