Bienvenue en 1915, il y a exactement 100 ans. A cette époque, les premiers studios d’Hollywood commençaient à se développer, pendant que l’Europe vivait l’un des pires conflits de son histoire, la privant de son leadership dans le domaine du septième art. Pendant les vingt premières années du cinéma, les métrages sont restés courts, excédant rarement la demi-heure, à l’exception de certaines grosses productions italiennes comme Quo Vadis ? d'Enrico Guazzoni qui, en 1912, dépassait déjà allègrement l’heure.


C’est également un autre italien, Giovanni Pastrone, qui fut le réalisateur du colossal Cabiria (1914), qui popularisa le travelling et impressionna nombre de réalisateurs, dont un certain David Wark Griffith. Déjà auteur de plus de 500 films depuis 1908, il décida de passer à la vitesse supérieure et de prendre les devants, comme à son habitude, en réalisant ce qui est considéré comme le premier grand long-métrage hollywoodien : La naissance d’une nation. Cent ans après, celui-ci est tantôt loué par son aspect précurseur à bien des égards, mais également sujet à de nombreuses polémiques, notamment concernant son aspect raciste et ses louanges envers le Ku Klux Klan, dont on dit qu’il revint en force suite à la projection du film. Retour sur un film fondateur qui fait encore jaser.


La naissance d’une nation est une grande fresque historique de 3h15 qui s’intéresse aux événements se déroulant juste avant, pendant et juste après la guerre de Sécession. En suivant l’histoire de deux familles, avec, d’un côté, les Stoneman, du Nord, et les Cameron, du Sud, le film exploite donc des points de vue différents afin de développer toutes les facettes du conflit.


Il y a beaucoup d’éléments qui distinguent La naissance d’une nation de ses prédécesseurs. Outre sa durée remarquable pour un film d’époque, il se permet de marquer un véritable tournant dans l’histoire du cinéma en imposant de nouveaux standards dans le processus de réalisation des films. Ce film on ne peut plus ambitieux se dote déjà d’un casting de luxe, en ayant pour vedettes des actrices de renom comme Lillian Gish, Mae Marsh et Miriam Cooper. Ensuite, Griffith montre ici l’exemple en se servant de techniques cinématographiques devenues incontournables pour les intégrer dans son processus de narration, comme le gros plan, le flashback, la caméra mobile et le travelling.


Il est indéniable que Griffith n’a rien inventé, puisque l’on retrouvait déjà certaines de ces techniques dans Cabiria de Giovanni Pastrone, un an avant. En revanche, là où le réalisateur américain se démarque, c’est dans l’utilisation très « naturelle » de ces procédés, qui confèrent à La naissance d’une nation un rythme relativement agréable pour un film aussi long. Il varie les plaisirs de sorte que le spectateur ne perde pas une goutte du spectacle, et exploite tout le potentiel de ces techniques afin de créer de l’émotion et de la surprise. On peut également relever l’excellente direction des acteurs de la part de Griffith, qui n’hésite pas à filmer de longues scènes sans coupure alors que la majeure partie des films de l’époque proposaient un montage saccadé avec un rythme généralement rapide.


Concrètement, La naissance d’une nation s’affiche comme étant la première superproduction hollywoodienne de l’histoire, et si l’image a vieilli, on ne peut que reconnaître son statut d’ancêtre commun à toutes les superproductions qui lui succédèrent. Les techniques utilisées dans cette œuvre centenaire sont toujours d’actualité, et cela ne risque pas de changer de sitôt. Ça, c’était pour le côté technique. Passons maintenant au discours proposé par le film, celui qui est à la source d’une kyrielle de débats et, aujourd’hui, pousse certains à remettre en cause le statut de La naissance d’une nation comme étant une référence incontestable du septième art.


Car la question qui fâche est la suivante : La naissance d’une nation est-il un film raciste ? Si on se fie aux apparences, il est difficile de penser autrement. Cela se ressent notamment dans le second acte, lors de la Reconstruction, lorsque les Noirs, ayant été affranchis et élevés au même rang que les Blancs, prennent peu à peu le pouvoir et sèment l’anarchie. En réaction, l’un des héros du film, fils aîné de la famille Cameron, incarné par Henry B. Walthall, décide de prendre le taureau par les cornes et fonde le Ku Klux Klan, qui est alors affiché comme étant l’armée salvatrice venue sauver les villes du Sud du joug de l’oppression Noire. Je ne fais que citer les faits tels qu’ils sont racontés. De plus, il est bon de noter que les personnages Noirs principaux sont joués par des acteurs blancs grimés de manière grotesque. Ainsi résumé, La naissance d’une nation ne peut être vue que comme une œuvre bête et méchante, bourrée de relents issus d’un autre âge.


Mais ne serait-ce pas témoigner d’une singulière étroitesse d’esprit que d’arrêter l’analyse à ce stade ? En effet, sans forcément tout lui pardonner, on peut aisément nuancer le propos du film et y discerner ce que l’on pourrait considérer soit comme des maladresses, soit comme un simple choix de discours de la part du réalisateur. Il n’y a pas besoin de chercher bien loin pour comprendre le point de vue de La naissance d’une nation. D.W. Griffith est né en 1875 (soit dix ans après la fin de la guerre de Sécession) dans le Kentucky, et est issu d’une famille sudiste. Si cela n’explique pas tout, c’est un point qui n’est certainement pas étranger à cette prise de parti, et qui explique partiellement cet intérêt de la part de Griffith dans la restitution des évènements qui ont eu lieu dans le Sud peu de temps après la guerre, car il a été, ainsi que sa famille, en partie touché par ceux-ci. D’ailleurs, on a toutes les raisons de croire que Griffith n’était pas stupide, et que l’adoption d’un discours raciste dépend plus d’un traitement des évènements biaisé et influencé par le contexte familial dans lequel il a vécu, et l’œuvre littéraire sur laquelle il s’est appuyé, The Clansman, de Thomas Dixon.


Au fond, ce qui nous fait penser que ce film est raciste à proprement parler, c’est notre propre vision de l’intrigue, avec un regard bien différent de celui d’un spectateur de 1915. Griffith mettait d’ailleurs en introduction de son second acte : « Ceci est une représentation historique de la Guerre Civile et de la Période de Reconstruction, et n’a pour but de refléter aucune race ou population d’aujourd’hui. » Un message intemporel qui était déjà valable à l’époque, et l’est encore aujourd’hui. En d’autres termes, la motivation de Griffith n’est pas de fustiger les Noirs, ni de glorifier le Ku Klux Klan, mais bien de réaliser une épopée visant à raconter (d’une manière certes biaisée, notamment par le livre The Clansman de Thomas Dixon) une période fondatrice et sombre de l’histoire des Etats-Unis, et de l’exposer grâce à un nouvel outil : le cinéma.


Il est, je l’accorde, difficile de ne pas avoir une certaine gêne face à ce film car, d’un point de vue « primaire », c’est-à-dire avec une lecture brute des faits et de leur restitution, il expose une morale contraire à celle que notre société fondée sur l’égalité des chances inculque aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas ici de simplement ridiculiser les Noirs, ni d’en faire des monstres. La naissance d’une nation montre avant tout la chute, le déchirement, et la renaissance d’une nation à la fois soudée et désunie par ses disparités idéologiques et raciales. Ce film n’est pas profondément manichéen, car il montre dans le premier acte que ni Nordistes ni Sudistes n’ont vraiment voulu cette guerre, comme en témoigne un hochement de tête désabusé de Lincoln au moment de signer l’acte signifiant le début du conflit. La naissance d’une nation montre les travers d’une société qui se déchire et qui perd ses repères, jusqu’à mener à des comportements extrêmes comme l’émergence du Ku Klux Klan.


Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Griffith déplore les retombées de son chef d’œuvre, qui ont notamment consisté en une recrudescence de comportements radicaux, et à la renaissance du Ku Klux Klan. Et pourtant, il insistait bien, dans l’un des ultimes intertitres du film, en disant « If in this work we have conveyed to the mind the ravages of war to the end that war may be held in aborrhence, this effort will not have been in vain.« , c’est-à-dire « Si dans cette œuvre nous avons mis en évidence les ravages de la guerre de sorte que celle-ci soit tenue en horreur, alors cet effort n’aura pas été vain. » Le but de son film n’est donc certainement pas de faire des Noirs les « méchants », mais bien de condamner la guerre et les comportements extrêmes qu’elle inspire.


Griffith a toujours été un cinéaste engagé, mais son premier essai dans l’univers des épopées n’a pas été une franche réussite, car si La naissance d’une nation fut le plus grand succès au box-office avant l’arrivée de son lointain cousin Autant en emporte le vent, le message n’est pas passé aussi bien qu’il le voulait. Il semblerait inconcevable qu’un tel film puisse être réadapté aujourd’hui, mais si c’était le cas, on pourrait imaginer un film sur la Seconde Guerre Mondiale, choisissant de raconter l’histoire du point de vue des Nazis. L’idée n’est pas si insensée que cela, car au final ce n’est pas tant la forme qui compte, mais bien le fond. D’apparence, cela semblerait incorrect, mais cela n’empêche certainement pas d’adopter un discours pacifiste tout en proposant une nouvelle lecture des faits. Au-delà de notre perception du film, c’est donc la démarche du réalisateur qu’il faut cerner, afin d’adopter une lecture adéquate.


La naissance d’une nation est un film résolument complexe, qui doit être pris avec des pincettes, et qui nécessite un recul suffisant pour lui accorder l’analyse qu’il mérite. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai attendu quelques temps avant d’écrire cet article et que je me suis un minimum renseigné avant de me lancer. Ce qui est indéniable, c’est que c’est une pierre angulaire dans l’histoire du septième art, et que son statut peut difficilement être remis en question.


Moderne, novateur et puissant, c’est un chef d’œuvre de réalisation et d’esthétique, qu’aucun cinéphile digne de ce nom ne peut se permettre d’esquiver. On ne peut non plus réduire La naissance d’une nation à l’image d’un film purement raciste, car ce n’est certainement pas son but premier, même si je peux comprendre ceux qui vont en ce sens. Malheureusement, cette image risquera de continuer à lui coller à la peau, une image que regrettait déjà Griffith à l’époque, qui réalisa un an plus tard Intolerance, et ne cessa de militer en faveur de l’égalité et de la tolérance dans ses œuvres suivantes, comme le magnifique Lys brisé de 1919.


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le 14 juil. 2015

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