Céline Sciamma m'avait déjà conquis avec son Bande de filles, ode à l'adolescence féminine et à ses tourments solitaires. Naissance des pieuvres signe ses débuts en tant que réalisatrice et pur génie d'un genre rare et très précieux que convoitent Gus Van Sant et Jane Campion : faire de l'intime un sujet universel, donner la possibilité au spectateur de découvrir une parcelle d'humanité qui, si de base ne le touche pas en y étant totalement étranger, lui pénètre l'esprit et le coeur et engourdit ses sens. Céline Sciamma ne réussit pas seulement à parler des jeunes femmes pour les jeunes femmes. Avec une sensibilité hors de toute considération cinématographique, elle hisse son oeuvre à un état de grâce, et fait de ses trois femmes des portraits saccagés d'une immense profondeur, accompagnées par une bande-son qui fait mouche à chaque scène.
Si n'importe quel spectateur peut être autant touché par ce film, c'est parce qu'elle prend toujours en considération deux thèmes majeurs opposés et qu'elle les entrelace pour saisir toute l'étendue de l'humain à un instant t, celui de l'adolescence et de la recherche de repères. Ces deux thèmes, que sont la solitude et la communauté, sont comme d'infimes particules cherchant sans cesse à fusionner mais sans jamais se toucher. Dans Bande de filles, nous retrouvons, outre le titre qui y fait déjà référence, l'idée d'une cohésion, d'une fratrie, qui va s'étendre jusque dans l'essence même du film : une jeune femme de banlieue veut s'extirper de sa misère et y parvient grâce aux femmes autour d'elle. Il en va de même dans Naissance des pieuvres, où les trois protagonistes ont, à des moments divers, toutes besoin soit de l'aide des autres, soit du regard des autres pour trouver le chemin de l'éphémère vérité à laquelle elles aspirent. Avec ce club de natation synchronisée, Céline Sciamma continue de traiter le groupe non pas comme une entité à part entière, mais comme une somme d'individualités, notamment par le biais de rapports déstructurés et hiérarchisés. Ainsi, Naissance des pieuvres voit une Floriane (Adèle Haenel, brutale et percutante, une des plus grandes pépites françaises) en marge du reste du groupe, qui ne se fond jamais dans la masse mais n'a de cesse de vouloir exister. Le terme salope, auquel elle aspire, n'est qu'un subterfuge pour se créer une consistance auprès des autres et feindre une existence qui n'est qu'un fantasme.
En ne cessant jamais d'utiliser sa couleur de prédilection, le bleu, et de donner une teinture très chaude à certaines scènes chargées en sentiments, Céline Sciamma empoigne ses personnages avec force et dextérité pour les mettre en relation et bousculer leurs sensibilités difformes. Ainsi retrouve-t-on Marie (Pauline Acquart), toujours en retrait par rapport aux camarades ou à Floriane, qu'elle installe très vite sur un piédestal. Cette dernière lui ressemble énormément dans sa manière de s'écarter du groupe, mais à sa grande différence, elle semble le faire volontairement et par sa personnalité, chose que Marie ne se voit pas avoir. Le parallèle avec Anne (Louis Blachère) est différent car elle est son exacte opposée, l'ascendant est alors inversé et c'est Marie qui semble être un point de repère pour elle. La reconnaissance est un véritable moteur dans le cinéma de Céline Sciamma, où se confrontent très rapidement, dans une sorte de volte-face lié à cette tranche d'âge, humanité et manque d'empathie. L'effet d'une pensée forte voire prédominante est également très chère à son cinéma, notamment personnifié par une femme qui en impose - leadeuse du groupe dans Bande de filles ou totalement en dehors du "système" ici. La façon de filmer et d'écrire ces relations qui se tissent comme une toile est absolument magistrale.
Naissance des pieuvres est d'une lenteur extrêmement pesante mais à la fois indispensable pour refréner tous les codes que le cinéma pourrait imposer à ce genre et s’immiscer dans la vie de ces individualités paumées, qui cherchent par le prisme du vivre ensemble d'être quelqu'un à part entière. Ce tout premier film de sa filmographie est d'une finesse extraordinaire, où l'on retiendra surtout le personnage de Marie (Pauline Acquart), qui n'a de cesse d'être happée par les tumultes des vagues, oscillant entre fragilité naïve et désir d'inconnu. La demoiselle qu'elle idolâtre à ses côtés serait-elle son penchant du futur ? Dans un monde où le deuil de l'homme comme celui des parents est omniprésent, pour mieux mettre en relief les douleurs isolées des personnages centraux et les exclure un peu plus d'un carcan établi et obstrué par ce qui serait une vision masculine et qui de fait pervertirait leurs liens sacrés, Céline Sciamma nous donne à réfléchir sur notre personnalité et l’entièreté de notre cœur, à un âge où tout doit se faire peu à peu, mais où tout peut se défaire très vite. Ce n'est pas un film sur la fascination déchue chez les adolescentes. C'est un film sur l'amour, un amour incroyablement vrai, dans la force de l'âge, qui vient des tripes, et qui n'est jamais aussi beau que lorsqu'il est filmé sur le visage de jeunes femmes et leur regard pénétrant. Qui n'est jamais aussi beau que lorsqu'il ne s'explique pas, lorsqu'il vient de nulle part.