Angle mort
Il en est des personnages historiques comme des pièces de théâtre patrimoniales : à chaque fois qu’un metteur en scène s’y attaque, il se doit de livrer sa lecture, et prend soin, avec plus ou moins...
le 26 nov. 2023
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Le cinéma aura bientôt 130 ans et son engouement en tant que divertissement populaire ne s'est guère démenti depuis les premières projections. Les fresques historiques ont été très tôt un sujet privilégié des cinéastes dès l'ère du muet : Cabiria (1914), Birth of a Nation (1915), Intolerance (1916), Ben-Hur (1921), etc. Il n'est donc pas surprenant que la figure de Napoléon, qui dépasse de loin le destin commun, a nourri la créativité des cinéastes. L'historien et critique de cinéma Antoine de Baecque recense "plus de 700 apparitions rien que sur le grand écran". Compte tenu d'un certain épuisement du sujet, un nouveau long-métrage n'aurait d'intérêt intellectuel que par des parti pris originaux tant sur la mise en scène que sur le traitement du sujet. Ridley Scott s'est emparé du sujet en 2020 alors que sortait son précédent film The Last Duel avec David Scarpa au scénario. Le réalisateur britannique est un habitué du genre historique : 1492, Gladiator, Kingdom of Heaven, etc. Il a même réalisé son premier film The Duellists qui se déroule a l'époque des guerres napoléoniennes. Dans quelle mesure Ridley Scott parvient-il à soutenir la gageure que constitue la réalisation d'un nouveau long-métrage sur le premier empereur des Français ? Pour pouvoir répondre, je réfléchirai à la place de Napoléon dans le genre historique, puis à l'art filmique et enfin sur le point de vue porté sur la figure historique de l'empereur.
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Le genre historique au cinéma répond à un certains nombre de conventions. Toutefois, il est possible d'évoluer à l'intérieur de ces conventions pour viser plus de véracité. Un film ne remplacera jamais un livre d'historien mais par sa représentation en public il participe à la diffusion de certains faits historiques mais aussi de mythes, mensonges, discours révisionnistes. L'exemple le plus frappant est l'impact de Birth of a Nation sur la résurgence du KuKluxKlan. Il est admis que des évènements historiques soient condensés à visée dramatique ou que des personnages soient condensés ou modifiés aux besoins de la narration. Gladiator est un bon exemple qui montre comment un film historique existe dans un contexte antique avec un héros qui n'a pas existé. Alexandre Dumas en faisait autant à son époque. Dans Napoléon, on dénombre quantité de contresens historiques : Robespierre ne s'est pas suicidé d'une balle dans la tête, à Austerlitz les Français étaient dans la plaine, c'était les Autrichiens qui étaient sur le plateau, etc. Je considère également qu'en 2023, le spectateur est en droit d'attendre que les personnages parlent dans leur langue ou du moins dans une langue qui avait du sens à leur époque, en l'occurrence le français. Entendre Napoléon prononcer l'entièreté de ses répliques en anglais me semble assez ironique compte tenu de l'opinion qu'il avait de la perfide Albion.
Ainsi, Ridley Scott se vautre dans les poncifs du genre sans apporter de nouveautés : les batailles sont tournées comme il a l'habitude de le faire, la représentation du sexe, les explications simplistes, une grande prise de "libertés" avec les faits historiques et la décision de filmer en anglais tout son film à quelques rares exceptions près.
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Sur le plan de l' "art filmique", le long-métrage est également très critiquable. Premièrement, il souffre du format étriqué de la durée cinématographique. A titre d'exemple, je citerai les similarités entre la vie du général corse et l'arc narratif du personnage de Daenerys. C'est comme si le film devrait résumer 8 saisons de 10 épisodes en 2 heures et demie. C'est impossible !
Cette condensation extrême de l'histoire a plusieurs conséquences :
- un rythme trop rapide du montage, les scènes sont trop courtes, sans intensité dramatique, au retour de l'île d'Elbe, lorsqu'il est intercepté par ses soldats, il n'y a pas la moindre hésitation au moment fatidique ;
- les personnages qui ont compté dans son histoire sont absents, on aperçoit à peine sa mère, mais où sont ses frères et son sœurs ? Où est l'état-major ? Où est le pape qu'il a retenu otage pendant plusieurs années à Fontainebleau ?
Le film se visionne comme une succession de saynètes isolées. Ridley Scott joue a saute-mouton avec l'Histoire. L'ellipse est une figure de style qui fonctionne lorsqu'elle est usée avec parcimonie. Cette situation ne permet pas au spectateur de comprendre les causes des évènements et leurs conséquences dans l'Histoire.
Enfin, il faut ajouter le manque cruel de figurants dans les scènes de bataille. On l'a beaucoup reproché à Nolan qui refuse la CGI, Ridley Scott qui ne s'en ait jamais privé aurait dû en faire un usage pertinent pour rendre compte de l'ampleur des batailles.
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Le choix très sélectif des évènements présentés au montage final conduit à une représentation tronquée de la figure qu'était Napoléon 1er. Ce dernier est représenté comme veule, obsédé, sans charisme. La performance de Joaquin Phoenix est toujours dans le même registre ; il y a très peu de variations dans le son jeu entre le début et la fin. Le casting de Phoenix désormais âgé de 50 ans paraît incongru lors du siège de Toulon où le futur général, n'avait que 24 ans. Il est plus aisé de vieillir un acteur jeune que l'inverse. Le traitement du personnage est délétère à la réception du film. Il y a peu d'individus dont les actes ont eu de l'influence sur toute l'Europe. Ici, on ne peut pas croire que ce personnage qu'on nous donne à voir ait fait trembler tout le vieux continent. Pour avoir une compréhension de cet individu il faut mettre en balance le code civil, la légion d'honneur et les institutions qu'il a fondées, avec les assassinats politiques et les massacres comme ce fut le cas en Espagne. Dans ce contexte, on ne peut pas prendre pour argent comptant le film qui paraît plus comme une caricature à charge plutôt qu'un portrait fidèle et pondéré.
Ce portrait tronqué aurait pu prendre du sens si un fil conducteur plus restreint et constant et exact. Ici on passe de nombreuses scènes avec Joséphine, mais on oscille entre celles-ci et les scènes de batailles ; et le couple Napoléon/Joséphine est insuffisamment exploré.
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Ces différents constats démontrent l'échec abyssal du film de Ridley Scott que ce soit sur le plan de l'art filmique que du genre historique ou du portrait historique de son protagoniste. C'est un film où l'on apprend rien et où l'on ne ressent rien. (A part peut être de l'agacement). Soit on connaît son histoire et on sera affligé des choix d'écriture ; soit on ne la connait pas et on risque de retenir des contre-vérités historiques. Une version director's cut de 4h30 pourrait sortir sur Apple TV+. Néanmoins cette possibilité appuie l'argument que j'ai fait sur la durée film, mais ne saurait corriger toutes les faiblesses que j'ai mentionnées. Cette situation pourrait être améliorée par le format de la série et j'ai appris que Spielberg allait en produire une. Quel dommage cependant que nos institutions de subventions françaises laissent aux Américains la représentation d'une figure fascinante et structurante de la société française moderne et dont l'héritage est encore vivant à notre époque
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le 5 déc. 2023
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