Le second film de Hayao Miyazaki, Nausicaä de la Vallée du Vent, est généralement considéré comme sa première œuvre majeure, et dans une réécriture audacieuse de l’histoire, est souvent rattaché aux Studios Ghibli, qui furent pourtant créés ultérieurement. Il ne faudrait pas oublier que la genèse du film fut complexe et longue, et que Miyazaki dut faire face à de nombreux obstacles : en résumé, le concept de Nausicaä est né à partir d’un projet d’adaptation d’une BD de Corben, Rolf, que Miyazaki détourna et dans lequel il injecta le personnage de Nausicaä, jeune princesse intrépide et pacifiste. Le projet se transforma en manga que Miyazaki dessina et publia à partir de 1982 et jusqu’en 1994, puis en long métrage cinématographique, à partir d’un scénario distinct, créé sur la base de la première partie du manga. La réalisation du film fut difficile, Miyazaki n’ayant pas le contrôle total de la production, avec comme résultat des variations de qualité du dessin et de l’image (ce qui fit jurer à Miyazaki qu’on ne le reprendrait plus à accepter ce genre d’aléas, et qu’il serait désormais seul maître à bord de ses films…).
L’histoire du film est celle d’une jeune princesse déterminée à sauver la Vallée du Vent, dont elle est originaire, face à la menace mortelle d’une guerre, et, plus grave encore peut-être, à la progression d’une forêt toxique menaçant la survie de l’humanité. Il est facile d’identifier dès lors les préoccupations centrales de l’œuvre future de Miyazaki : l’horreur de la guerre, l’équilibre naturel et l’impact de l’humanité sur cet équilibre, la beauté du vol, la promesse d’avenir que constitue la jeunesse, voire l’enfance, et la vaillance féminine. Tout est déjà là, prêt à prendre l’ampleur géniale que l’on connaît dans les films suivants.
Le plus convaincant dans Nausicaä est sans nul doute la réflexion « écologique » du film, qui anticipe celle de Princesse Mononoké, mais qui, par de nombreux aspects, s’avère plus profonde. Sur cette planète (notre planète ?) dévastée par la pollution créée par l’humanité, les survivants sont regroupés en groupes plus ou moins « féodaux » qui se livrent régulièrement bataille, et affrontent en outre la menace de cette fameuse forêt, défendue par des insectes géants. Or, ce que la princesse Nausicaä va comprendre – et c’est ce trajet vers la « sagesse » qui constitue le cœur du film -, c’est que la forêt a au contraire un rôle fondamental de nettoyage planétaire, rôle que les insectes protègent, et que sa « toxicité » est en fait causée par les restes de la pollution humaine. Face à cet auto-nettoyage de la planète, l’être humain perdure dans son incompréhension et son programme d’autodestruction, du fait d’un recours systématique à la violence. Il s’agit là, on en conviendra, d’une vision très sombre, radicalement pessimiste même de l’humanité et de son devenir : même si l’on peut considérer la fin comme positive – puisque Nausicaä réussit à faire entendre sa voix -, on ne peut pas dire que l’avenir des personnages du film soit particulièrement lumineux !
Pour animer cette fiction complexe (peut-être trop pour deux heures de film), Miyazaki a adopté un graphisme très proche de celui de Moebius, en particulier dans la représentation des machines volantes (une similarité clairement démontrée dans une exposition Moebius – Miyazaki réalisée en 2004-2005 au Musée de la Monnaie à Paris…). Au rayon des influences, on relève aussi celle du film de René Laloux, les Maîtres du temps, sorti en 1982, qui fit d’ailleurs appel au graphisme de Moebius.
On notera que la poésie magistrale des scènes aériennes se retrouvera développée plus tard dans le Château dans le Ciel, et surtout dans le sublime Porco Rosso. Et que la farouche détermination de cette première « héroïne miyazakienne » à assumer son destin, jusqu’au meurtre si nécessaire, ouvre la voie à l’un des thèmes les plus importants de la future œuvre de Miyazaki.
On peut par contre – même si ce n’est pas l’avis de tous – trouver que Nausicaä n’atteint pas la grandeur des chefs d’œuvre qui suivront : est-ce dû à la nécessité de raconter en peu de temps autant de péripéties, qui a conduit Miyazaki à élaguer les scènes de contemplation qui constitueront ensuite l’apogée de son style ? On sent déjà que quelque chose pourrait émerger lors du séjour de Nausicaä sous la forêt, mais non… la magie de Miyazaki ne fonctionne pas encore à plein rendement.
En dépit de sa noirceur – qui en fait l’un des Miyazaki le moins accessible aux enfants -, Nausicaä fut un succès commercial considérable à sa sortie sur les écrans japonais. Il fut également primé au Japon, mais sa diffusion en Occident s’avéra problématique. Il sortit d’abord dans une version « coupée », raccourcie d’une demi-heure, « occidentalisée », et évidemment désavouée par Miyazaki (qui, là encore, décida que ça ne se reproduirait plus jamais). Ce n’est qu’en 2005 que la version originale sera diffusée aux USA – et rencontrera un immense succès – avant de sortir sur les grands écrans français en 2006, presqu’un quart de siècle après sa création.
Ce fut le succès, mais également les aléas de la production et de la diffusion de ce film qui amenèrent Miyazaki à fonder les Studios Ghibli. Et qui changèrent donc la face de l’animation mondiale.
[Critique écrite en 2007, à partir de notes prises en 2006, et complétée en 2020, puis 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/09/22/retrospective-hayao-miyazaki-2-nausicaa-de-la-vallee-du-vent-1984/