Woody Grant a gagné un million de Dollars ! Seulement il faut aller les récupérer à Lincoln, Nebraska. Woody décide de s’y rendre, coûte que coûte… Même si ce million providentiel n’est qu’une arnaque. Même si le Nebraska se trouve à 1200 km et que seul son fils semble disposé à l’y emmener… Même s’il sait que sa vieillesse et son vécu sont un poids que les autres n’hésiteront pas à lui jeter à la figure s’il ne partage pas son hypothétique fortune.
Il faut à la base, vraiment apprécier l’univers d’Alexander Payne, et sa manière de se poser en conteur poétique de la mélancolie humaine : Nebraska ne fait pas partie de ces films dits… haletants. Les allergiques aux instantanés de vie, aux bulles nostalgiques, aux regards pleins de vague à l’âme devront passer leur chemin. Les fans du réalisateur devront aussi s’attendre à un rythme encore plus mou, sans le glamour de George Clooney, la finesse névrosée de Paul Giamatti, le charisme de Jack Nicholson. Ce road movie n’aura d’intérêt que si l’on cherche vraiment à percer les mystères de son personnage principal, Woody Grant. Ceux ci se révèleront au compte goutte, au hasard d’interactions douces ou mesquines avec sa famille, de rencontres fortuites avec de vieilles connaissances, de conversations décalées et bienveillantes avec de parfaits inconnus.
Le génie du cinéma d’Alexander Payne, est d’arriver à raconter le vécu d’un Homme, à décrire son âme, à travers de tout petits détails. Ici, un regard (euh. beaucoup de regards en fait), la, une anecdote en apparence banale et pourtant pleine de sens, ici encore, une pièce vide qui ravive des souvenirs… Il faut donc observer, être attentif.
Énormément de choses passent par le regard des personnages, aussi important que ce qu’il voit, que ce que la caméra montre, que ce que chacun peut dire. Il trahit souvent les sentiments réels de ces gens, sentiments toujours influencés par leur vécu. Davey, par exemple. Le second fils de Woody. Davey accompagne Woody à chaque étape, physiquement mais aussi avec perspicacité : en paraphrasant les situations sensées le toucher, il cherche à comprendre son père, à recomposer progressivement ce lien parental qu’il n’a jamais eu. Un garçon simple qui se cache derrière une barrière de cynisme et de détachement. Cette protection, pourtant, cédera à chaque évènement, chaque révélation sur son père. Alors que son père lui à apparemment fait beaucoup de mal, Davey est paradoxalement très tendre et patient avec lui. Il faut donc bien observer Davey, car comme pour son paternel, ses émotions sont repérables en étant attentif à l’intensité de son regard : incrédulité, étonnement, admiration envers Woody. Indifférence, parfois tristesse envers les autres.
Will Forte l’interprète avec justesse, simplicité et minimalisme.
Sa mère à Woody, est aussi un protagoniste vraiment intéressant. D’abord montrée comme une banale vieille aigrie, principalement à cause de l’indifférence générale, elle révèle ensuite à travers quelques anecdotes croustillantes ce qui à façonné ce caractère moqueur et vengeur envers les autres, mais aussi plein de tendresse dissimulée derrière son agressivité envers son mari, ses enfants. June Squibb donne vie en quelques répliques à ce personnage, de façon ludique et surprenante.
Puis les autres. Chaque personnage existe en dehors du film, cela se voit à travers les détails visibles et invisibles qui composent chacune de ces existences, leur quotidien, leurs habitudes. Tous ces gens qui croiseront la route de Woody Grant auront quelque chose à dire même s’ils s’expriment peu. Soit ils tenteront de l’arnaquer, soit de réveiller un souvenir qui semble disparu, soit serviront de phare, de GPS émotionnel. Car Nebraska semble aussi vouloir parler de cupidité humaine, d’une avidité qui serait montrée avec légèreté et sans misanthropie, à l’inverse d’un Haneke par exemple. Et si les protagonistes les plus jeunes sont traités avec moins de subtilité, les anciens ont droit au même soin de l’effeuillage que Woody, même lorsque leur importance narrative est moindre. Woody est donc le personnage principal de cette histoire dans le sens ou, bien malgré lui, il provoque toujours une réaction chez l’autre, ce qui amène généralement à une révélation sur lui même, sur son passé. Son comportement laconique, impénétrable et éparpillé, renvoie aux autres protagonistes leurs propres peurs de la vieillesse, de la pauvreté, de la solitude, du monde.
Bruce Dern incarne Woody avec une mystérieuse intensité. Ce n’est pas une question de performance d’acteur, mais de subtilité dans l’interprétation. Ses émotions se transmettent par son physique gauche et fatigué, mais encore et surtout, par son REGARD.
Bruce Dern fait de Woody Grant une sorte d’éponge hermétique : s’il a l’air toujours perdu, en fait il ne l’est pas tant que ça… Cela se voit précisément dans son regard, à l’apparence vide, mais ou l’on perçoit des réminiscence de vivacité, ou le souvenir ravive une flamme étrange, entre folie, candeur, amertume et mélancolie. Son regard retient, absorbe tout. Chaque évènement à un impact sur lui. Mais il n’en montre rien. Ce n’est pourtant pas une maladie, un début d’Alzheimer… Non, c’est juste un type qui s’est crée une défense très personnelle contre le monde, qui s’échappe dans le mutisme et une fausse incompréhension des autres.
Découvrir petit à petit qui est Woody Grant, percer toutes les bulles de mystères enveloppant sa personnalité, voila le vrai sujet du film.
La photographie noir & blanc du film illustre bien cela. Elle cherche continuellement à illuminer les personnages grâce à la clarté environnante, celle des paysages magnifiques du Nebraska, celle de ces suburbs aux relents d’une autre époque. Comme une volonté de ne laisser aucune zone d’ombre, aucun ressentiment chez ces hommes et femmes. Cela rend le film à la fois solaire et inconséquent. Car excepté la mélancolie, tout est traité avec légèreté. Aucune intention de choquer ou de déranger, de prouver quoi que ce soit, de rendre le film « oscarisable ».
Juste émouvoir par la puissance de quelques regards, par la touchante histoire d’un homme plein de non-dits.