Avec Neruda, Pablo Larraín dynamite les conventions du biopic, où l’Histoire elle-même se dérobe sous les pas de ceux qui tentent de l’écrire. Plutôt que de capturer l’homme, il traque son ombre ; plutôt que de figer la vérité, il explore la fiction qui la compose. Neruda n’est pas ici un simple poète ou un militant, il est déjà une légende en devenir, un récit en train de s’écrire. Son exil devient épopée, sa fuite se transforme en roman noir, et l’image de l’homme s’efface au profit du personnage.
Le film épouse les codes du polar mais les retourne contre eux : l’inspecteur Óscar Peluchonneau (Gael García Bernal), chargé de capturer Neruda, est un double inversé, un homme sans épaisseur traquant une figure trop grande pour lui. Inspiré des archétypes du film noir, il incarne une police réduite à une fonction, un exécutant sans destin, face à un poète dont chaque geste semble prédestiné à la grandeur. Mais au fil du récit, il comprend l’inéluctable : il n’est pas l’auteur de l’histoire, il en est le pantin. Plus il s’acharne, plus il réalise qu’il n’existe que par l’existence de Neruda. Comme un personnage de roman qui prend conscience de sa propre fiction.
Larraín ne filme pas la traque d’un homme, mais la naissance d’un mythe. Neruda est un poète en cavale, mais aussi un acteur de sa propre légende, un homme qui se sait observé et qui orchestre sa fuite comme une mise en scène.
Mais Neruda ne se satisfait pas d’un portrait hagiographique. Larraín dépeint un personnage paradoxal, oscillant entre engagement révolutionnaire et jouissance aristocratique. Il est l’icône d’un communisme romantique, défenseur des opprimés, mais aussi un esthète hédoniste, amateur de luxe, de fêtes et de plaisirs sensoriels. Son verbe est une arme, mais aussi un ornement. Il parle au peuple, mais vit loin de lui.
Cette contradiction est au cœur du film : Neruda est à la fois un homme de chair et un être de papier, un tribun engagé et un poète enivré par sa propre prose. Il appartient à l’Histoire mais ne cesse de la réécrire à son avantage. C’est cette tension entre l’homme et son image qui alimente la mise en scène de Larraín, jouant sur le contraste entre la grandeur du discours et l’intimité des failles.
Tout dans Neruda est construction, illusion. La narration elle-même joue avec le spectateur, le plongeant dans un récit où la frontière entre vérité et invention s’efface. L’inspecteur Peluchonneau, d’abord voix omnisciente, s’effondre peu à peu en réalisant qu’il n’est qu’un instrument narratif, une silhouette dont l’existence dépend du récit qu’on tisse autour de lui.
Le film devient alors une réflexion vertigineuse sur la façon dont l’Histoire se fabrique. Les grandes figures politiques ne sont pas de simples acteurs du réel : elles sont des personnages façonnés par le regard des autres, par la littérature, par le cinéma. Larraín ne cherche pas à raconter la vie de Neruda, mais à montrer comment un homme devient une idée, comment la mémoire collective l’arrache à la réalité pour l’inscrire dans une fiction éternelle.
Ainsi, Neruda est un anti-biopic en même temps qu’un poème visuel, une fresque où la politique se confond avec la littérature, où la cavale d’un homme devient une parabole sur le pouvoir du récit. Larraín ne filme pas seulement un poète en fuite : il met en scène le moment précis où un homme cesse d’appartenir à lui-même pour entrer dans la légende.