La douleur marron
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le 20 sept. 2024
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Un film très dur pour mettre en lumière le sort malheureusement méconnu des esclaves et des « marrons » de l’Île Maurice au XVIIIe siècle. La violence et la cruauté sans limite des esclavagistes sont montrées de pleine face, au cours d’une véritable chasse à l’homme lancée contre un homme et sa fille. Au cours de leur fuite éperdue dans l’espoir de retrouver leur liberté, la forêt apparaît alors à la fois comme un refuge au fond duquel se cache un Eden secret, et comme un lieu empli de dangers où ils seront traqués de toutes parts.
Ici, l’entraide et la bienveillance, la tolérance et l’empathie, l’espoir et le courage des esclaves et des marrons – qui forment une communauté soudée en ayant pour seul souhait la liberté (et tout simplement le droit de vivre) – se heurtent à la cruauté obtuse, aveugle, sourde et insensée des blancs, à leur violence et à leur inhumanité. Une inhumanité qui ne recule devant rien, quitte à entraîner la mort de leurs propres semblables (le choc de la mort du fils Larcenet, seul blanc du film à élever la voix pour porter un discours émancipatoire et anti-esclavagiste, en est l’exemple parfait).
Les différences des deux peuples sont également montrées par le prisme de la spiritualité. Les marrons s’efforcent de préserver et transmettre une vie et une culture mises en danger par l’esclavagisme mais aussi l’affranchissement des esclaves, contraints de se soumettre à un mode de vie et de pensée qui leur sont étrangers et de renier leur identité la plus profonde. Ils sont aidés dans leur quête pour reconquérir leur liberté et leur identité par la déesse-mère « mer » Mame Ngessou, source de vie et gardienne des traditions et des peuples, divinité féminine universelle aux multiples noms et visages, guide protectrice dotée de pouvoirs magiques – une figure éminemment positive. En revanche, chez les blancs, on observe la toute puissance de la violence et de l’intolérance appuyées par une religion incarnée par la masculinité et la domination par le patriarcat. La religion chrétienne est en effet instrumentalisée pour justifier l’oppression des peuples, comme le représente remarquablement le personnage de Madame La Victoire. Celle-ci, ayant d’abord été victime de la violence des hommes, trouve refuge dans la religion et dans un combat qu’elle pense salvateur, se voyant comme une élue martyre à qui Dieu a confié une mission divine. Mais, aveuglée par ses convictions et sa rage intérieure, elle devient alors l’instrument d’une violence fanatique et insensée, une violence qu’elle a elle-même subit par le passé et qu’elle reproduit à son tour.
En outre, le film a pour particularité de mettre au centre de son propos le thème de la filiation, en montrant tout une diversité de relation parent-enfant et des échanges générationnels. D’un côté, Massamba entre d’abord en opposition et en désaccord avec sa fille Mati, qu’il refuse de laisser partir et à laquelle il veut imposer un destin tout tracé (reproduisant ainsi malgré lui un schéma qui n’est pas sans rappeler celui des blancs souhaitant conduire les esclaves vers l’esclavage ou l’assimilation). Au cours du film, il finit cependant par comprendre la nécessité de laisser sa fille prendre en main son destin, par accepter pleinement sa décision et par l’accompagner pour la soutenir dans son nouveau chemin de vie. Le père Larcenet fait quant à lui preuve de désapprobation face aux idées anti-esclavagistes de son fils, qu’il ne prend pas au sérieux mais qu’il laisse cependant libre de sa pensée. Cependant, dès l’instant où son fils décide d’exprimer directement ces pensées, il le rabroue aussitôt et décide de lui imposer une mission allant à l’encontre même de ses principes… et qui causera sa perte. Pour finir, Madame La Victoire fait elle aussi preuve de projectivité envers ses fils, auxquels elle enseigne sa doctrine et ses méthodes violentes – tout en les laissant maîtres de leurs choix et en acceptant leurs décisions.
Le film aborde ainsi des sujets étonnamment variés, qu’on aurait aimé voir creusés encore un peu plus. Et finalement, il est paradoxal que les autres esclaves et marrons en dehors de Massamba et Mati n’aient pas été davantage mis en avant dans le film.
Finalement, l’une des forces principales du film réside dans le choc qu’il procure, surtout lorsque l’histoire des esclaves de l’Île Maurice ne nous est pas familière. La mer-échappatoire, celle qui incarne d’abord le moyen unique pour ramener les esclaves à leur pays, avant d’apparaître dans toute sa dangerosité impitoyable comme une énième cause de mort pour ces derniers, devient à la fin la seule issue possible pour qu’ils conservent leur liberté. Ainsi, dans ce final absolument déchirant, révoltant et dévastateur, seule la mort permet aux personnages d’obtenir la délivrance… plus jamais esclaves, ils préfèrent mourir libres plutôt que de « survivre » sous les chaînes – ce qui équivaudrait à la mort de leur véritable identité et de leur culture.
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Créée
le 10 nov. 2024
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