Loin de la mièvrerie de La Forme de l'Eau, qui lui avait du moins valu une reconnaissance mondiale et d'être officiellement adoubé par le cinéma américain, Guillermo Del Toro renoue grâce à Nightmare Alley avec ses racines sombres et ses monstres superbes.
Mais ici les monstres en question, ceux qui peuplent le cinéma du mexicain, ne sont pas des animaux difformes et imaginaires aussi terrifiants que réconfortants, mais bien de sombres humains, personnages abjects et immoraux, qu'on se délecte à suivre, des personnages, écrits, portés par des acteurs mémorables dont on sent le plaisir de jeu communicatif.
Ce refus du surréel est posé d'emblée ; la magie, le fantastique auquel nous étions habitués, n'existe pas, n'est jamais qu'un tour, un truc, une manipulation.
Les dés sont d'emblée pipés. Le film sera cruel, on le sait. Cette vision soudain mature, adulte, pour ne pas dire désespérée, n'empêche pourtant en rien une certaine magie d'opérer, et de faire de ses spectateurs des enfants ébahis et heureux devant ce spectacle qui s'avère aussi beau que trépidant.
Les deux heures et demie du film tiennent parfaitement la route, malgré une première partie un peu laborieuse, mais dont la longueur tranche habilement avec la seconde, très surprenante par le virage qu'elle opère et les pistes plutôt grosses que le scénario nous laisse facilement prévoir. Mais cela n'entame en rien notre plaisir, voire peut-être même l'affûte paradoxalement, dans ce que l'on sait advenir mais dont on ignore comment, s'attendant à l'éruption imprévisible d'une violence que l'on devinera radicale et sanglante.
Guillermo Del Toro partage avec Steven Spielberg cette envie de Cinéma avec un grand C, ce goût de l'émerveillement, du magique, et cette enfance blessée qui tente par l'art de retrouver ses monstres d'enfance. Délesté de l'insupportable Alexandre Desplat qui jouait pour beaucoup dans la médiocrité de La Forme de l'Eau, le réalisateur livre une proposition de cinéma pur, ludique, ultra-lisible, colorée, qui n'a ni froid aux yeux ni peur de créer, d'inventer, d'émerveiller (décors, trouvailles sonores et visuelles, costumes, apparitions, lumières, cadres léchés... rien n'est laissé au hasard et tout est original), tout en sachant jongler autant que rendre hommage aux codes très prévisibles mais éternellement séduisants du film noir, dont l'obscurité suinte par tous les pixels de la superbe image numérique et pourtant nostalgique de Dan Laustsen.
Nightmare Alley se révèle donc, à notre grand et heureux étonnement, un divertissement de haute volée, efficace et génial, et un plaisir de spectateur authentique, qui attise notre désir et donne une faim de cinéma, aujourd'hui trop rare.