Le cuisant échec de Nighmare Alley, le nouveau Guillermo del Toro, au box-office (particulièrement le nord-américain) est révélateur de la teneur du film et de sa relative faiblesse. Là où son personnage principal, Stanton Carlisle, brillant mentaliste et escroqueur interprété par Bradley Cooper, séduit les foules dans une manipulation de l'esprit diaboliquement efficace, del Toro, lui qui se veut pourtant cinéaste-magicien, échoue à captiver le public. Face à lui se dresse un Spider-Man: No Way Home qui, toujours en quelque sorte à la manière de Carlisle, jouant sur les affectes de son public, se targue de faire revenir les héros et méchants du passé, c'est-à-dire ostensiblement les pâles fantômes des vestiges antiques de l'Hollywood de Sam Raimi. Cette opposition, cet échec, sont d'autant plus marquant quand on voit à quel point Nightmare Alley insiste sur la magie, sous le prisme du factice, de la manipulation, de la déformation: dès le début du long-métrage, alors que Stanton recherche le «geek» dans la maison hantée de la fête foraine, tout le truchement du cinéma (du parc d'attraction pourrait-on dire) est déconstruit, entre fumée, engrenages, et jeux de miroirs. Le film même se retrouve dégonflé comme un ballon de baudruche, aplati, puisque tout son développement narratif et émotionnel se retrouve enfermé en une scène, en un lieu, la fête foraine, dans une mise en scène, qui, on ne peut lui retirer cela, brille cependant par sa rigueur. Dès lors, l'on peut s'intéresser sur la teneur de l’œuvre et ce qu'elle raconte d'Hollywood: de toute évidence, del Toro s'intéresse de près au mensonge du cinéma, tour de prestidigitation, plus proche de Fassbinder que de Godard, presque pour le pointer du doigt sous certains aspects, et l'on pourrait ainsi prétexter l'échec du film par son refus de se soumettre à la machine hollywoodienne et ses codes modernes, son esbroufe. Simplement, au-delà d'une prétendue volonté d'outsider, le film échoue bien à séduire, ne parvenant pas à devenir ce film noir sobre et élégant, précis et sur le fil du rasoir, qu'il voudrait être, plus proche d'un soufflé qui retombe lentement à plat, malgré quelques soubresauts, le long de ses longues deux heures et demi.
Pourtant, Nightmare Alley avait un cœur séduisant, une allure intéressante. Cette élégance de la photographie, qui colorise le film noir, attirait comme elle effrayait, puisque tentant le fantasme cinéphilique du remake (ici du Charlatan d'Edmund Goulding, mais à travers ce film relativement oublié tout un genre mythique du cinéma américain évidemment), mais surtout le film se démarquait par sa posture dans la filmographie inégale de del Toro. Celui-ci délaissait les monstres pour une fois, le fantastique, pour à priori un drame psychologique bien plus «humain». Mais ce serait mal connaître le cinéaste mexicain: s'éloignant des monstres en surface, il en profite en réalité pour se plonger dans ce qu'il y a de plus monstrueux encore, l'abîme de l'être-humain.
Nightmare Alley fascine alors pour sa cruauté, sa méchanceté à filmer ses personnages, tous plus détestables les uns que les autres, que ce soit le charlatan jouant des sentiments de ses véritables victimes ou la psychanalyste qui vend les confessions de ses patients, sa pure misanthropie finalement, contemplant la triste comédie humaine et ses masques dans un gigantesque carnaval: lorsque Stanton quitte la fête foraine, celle-si semble se refléter partout dans la haute société qu'il s'amuse à arnaquer, dans ce qu'elle a de plus grotesque. Les Freaks de Tod Browning côtoient l'Elephant Man de David Lynch dans ce qu'il a de plus terrible et cruel, à voir cet homme reclus par une société qui lui retire inhumainement son humanité.
Mais del Toro n'abandonne pas son empathie, son humanisme et sa justesse: au milieu des monstres, il parvient à donner aux bêtes leur part d'humanité dans leurs moments de faiblesses, dépassant ainsi l'assemblage de marginaux (et de références cinématographiques lourdes) tel dans cette fin magnifique où la puissance du jeu d'acteur de Cooper s'accorde à l'intensité émotionnelle de l'instant, qui réduit un homme, un parcours, à un cycle absurde et destructeur, une médiocrité, simplement, purement, humaine. Dans un tel moment si vivant, si juste, on aperçoit ce qu'aurait pu être Nightmare Alley: un film néo-noir sobre, élégant, austère mais maîtrisé d'une main de maître, cruel mais juste, un diamant brut.
Simplement, vient un point où le grotesque du carnaval contamine le film, le récit, l'esthétique. Le scénario s'étire, se dilate sans en avoir la capacité, et l'on se retrouve finalement vers le dernier acte du film à contempler des dialogues bassement dramatiques, servis dans des platitudes de mise en scène qui ne font que nous immobiliser devant des personnages, dont on se rend compte que l'on connaît en fait peu de choses. Rooney Mara est une femme emprisonnée dans une cage dorée, mais qui s'est laissée elle-même enfermée et dont la transition vers la désolation semble assez artificielle, Cate Blanchett est une psychologue-femme fatale bien maigre, qui ferait presque pâle figure face à Toni Colette, autre magicienne du film, et surtout, Bradley Cooper, le charlatant, oscille entre un minimalisme de détective hard-boiled, qui se voudrait sombre et torturé, et le ridicule d'un personnage-symbole, une allégorie mouvante qui peine finalement à convaincre, à émouvoir, malgré cette fin touchante.
Nightmare Alley semble alors aussi vain et poussiéreux qu'une vieille maison hantée de fête foraine: les engrenages rouillés ne font que surligner le grotesque du décor, tel ce fœtus mort-né que le personnage de Willem Dafoe conserve dans un bocal rempli d'alcool. Cruellement sordide, beau en un certain sens, mais surtout tristement grotesque, absurdement morbide.