On peut voir le nouveau Guillermo Del Toro comme l'habile métaphore d'un metteur en scène face à sa part d'ombre. La frontière est trouble d'emblée de jeu, avec ce personnage mutique, laissé dans l'ombre, dont le regard bleu acier agit comme un masque indéchiffrable. Passons l'évidente proximité avec la pure figure hard-boiled (Fedora, cigarette et barbe de trois jours), Stanton Carlisle est une énigme. Son passé est aussi cryptique que ses motivations, on ne sait que ce qu'il nous laisse voir. Cependant, on comprend qu'il est le relais idéal pour "passer de l'autre côté", autrement dit coller aux basques d'un showman en perdition.
La réalisation pêchue balaie les immenses plateaux de cirques, l'utilisation d'objectifs grands angles écrasent les protagonistes dans un dédale d'arènes, scènes, coulisses ou mécanismes cachés. Sauf Carlisle qui absorbe tout comme une éponge. Pour en faire quoi ? Plus Stanton se met en scène, plus il révèle ses cartes. Plus il croit en lui-même, plus les autres disparaissent de son champ de vision. Nightmare Alley déploie tranquillement son piège, la noirceur contamine progressivement les décors à mesure qu'ils gagnent en opulence et que son sujet gagne en voracité.
Qu'on se situe dans un contexte "réel" (plusieurs références historiques) n'y change pas rien, ce qu'on voit c'est le cauchemar d'un artiste. Se voir reconverti en charlatan en haut de l'affiche et découvrir un monde du spectacle immoral qui grignote les plus faibles. Incontestablement, cette bouffée de noirceur donne au film sa personnalité.
Présent de la première à la dernière bobine, Bradley Cooper fait de la retenue le meilleur effet spécial du long-métrage. Il est tellement bon qu'on arrive jamais à détester Carlisle quand bien même ça nous coûte de l'aimer. Si ça ne suffisait pas, sachez qu'il arrive à tenir tête à des voleurs de scènes aussi incroyables que Richard Jenkins ou Willem Dafoe. Ce qui ne les empêche pas d'exister bien sûr, tout comme la superbe Rooney Mara et l'inoxydable Holt McCallany.
Nightmare Alley fléchit sensiblement au niveau de sa relecture pas très fine du film noir avec femme fatale à la clé. Cate Blanchett n'est pas réellement en cause, mais le registre vers lequel l'excellente comédienne tend n'est parfois pas loin de la caricature. Alors que toutes les autres prestations illuminent par leur simplicité, il faut avouer que ça contraste pas mal. Heureusement, Del Toro remonte la pente lors d'un final qui achève de transformer ce rise and fall en conte moral d'une effroyable poésie.