Remarque : critique écrite en 2021 à la sortie du film.
Si l’avidité ou l’envie touchent presque au biblique, au prophétique, je ne peux pas m’empêcher de voir dans ce film un aspect naturaliste à la Emile Zola : le héros tente de faire son chemin, de s’en sortir en se conformant autant que possible à ses valeurs et ses convictions, fier de ses décisions. Stan reste, pendant la majorité du film, fidèle à sa décision de ne jamais boire d’alcool. Mais comme chez Zola, la corruption de son sang le rattrape : son père étant alcoolique, c’est au sommet de sa gloire et au début de sa déchéance que Stan commence lui-même à boire. Même l’histoire construite par l’ascension vers le pouvoir, le sommet de la gloire et la chute brutale est typique de l'œuvre de Zola.
Il y a dans le film une sorte d’emphase sur la nature brute, même dans les décors : la fête foraine vintage et angoissante baigne dans la boue et la poussière, et le parc enneigé où se déroule le dernier acte est comme une créature végétale et froide dans laquelle sont enfermés les personnages. Il n’y a que l’intérieur des bâtiments qui est épargné par la nature et la place sensorielle que lui donne Del Toro : dans la rue, dans les champs, le ciel pèse sur les têtes, la pluie mouille les cheveux, la neige refroidit la peau. Dans les bâtiments, la lumière est chaude, dorée, lisse et presque rassurante. Ici, aucune créature surnaturelle ; la météo et la nature humaine sont les menaces.
Le feu y tient aussi une place particulière. C’est dans les flammes que Stan efface toute trace de son crime au début du film, et il y a une insistance sur les plans de cigarettes en train de se consumer. J’y vois une métaphore, ou un présage : le héros, malgré ses efforts pour se hisser vers la gloire et la haute société, sera consumé par son avidité et son amoralité comme ces cigarettes le sont par le feu. Il sèmera la mort derrière lui avec son numéro de mentalisme, et cela finira par le rattraper. C’est une logique froide et implacable, à mi-chemin entre le destin biblique et le naturalisme zolien.
Tout cela constitue une belle base pour une histoire pleine d’éléments surnaturels et horrifiques, et on n’en attend pas moins de Del Toro, spécialiste des créatures, démons et autres bêtes maléfiques. Or contre toute attente, le film fait preuve d’un réalisme implacable. Il nous met face à notre propre réalité, face à des menaces concrètes et existantes : ce sont l’alcoolisme, la dépression, un pistolet ou des poings qui ont raison des personnages. Ceux-ci ne dominent pas les éléments, ils sont soumis aux tempêtes, à la pluie, à la neige et à la boue.
La seule créature un tant soit peu horrifique du film est un bébé malformé, recousu, conservé dans un bocal d’alcool de bois. Et même ce bébé n’est qu’un faux, un objet dérangeant fait pour donner des frissons aux clients et n’a aucune valeur en soi. Il n’est, comme beaucoup d’autres choses, qu’une illusion.
C’est une rupture notable avec un univers habituellement surnaturel et fantastique. Cette histoire raconte le parcours d’un humain, dans un monde d’humains, qui tente de s’élever au-dessus des autres et qui est promptement ramené à sa place. Cette histoire porte sur l’art du charlatanisme, les illusions, l’escroquerie, la manipulation psychologique et tout ce que cela peut avoir de néfaste. Je me demande d’ailleurs si Del Toro ne parle pas de lui-même : est-il un charlatan dans cette société du spectacle ? Doit-il entretenir ses illusions à l’excès, jusqu’à devenir le bouffon d’une société capitaliste qui ne voit que le profit et nie les souffrances ? Il ne tient qu’à nous de s’intéresser à la suite de sa carrière pour trouver les réponses.