Un Western moderne déroutant et jouissif
Avec ce Western moderne, les frères Coen livrent une adaptation habitée du roman de Cormac McCarthy, qui leur permet d'exacerber toute la richesse de leur cinéma: un attachement profond à la culture américaine, à ses espaces et ses éléments mythiques, un sens ébouriffant du suspense et du découpage, une violence aussi impressionnante qu'intrinsèquement absurde. Le tout au service d'un conte moral amer illustrant le désabusement profond de l'homme moderne, impuissant à donner du sens à ce qui l'entoure. Les Coen sont ici en pleine forme!!
La perte de repères
Dans un premier temps, le film se calque docilement sur les codes du western et du polar, en reprenant leurs éléments incontournables, personnages et narration. On retrouve donc un représentant de la loi, le shérif Bell, le monsieur tout-le-monde Llewelyn Moss, et le tueur impitoyable Anton Chigurh.
L'élément déclencheur du récit est un pur repère de film noir: un quidam étranger au milieu du crime met la main sur une valise remplie d'argent, résultat d'un deal de drogues qui a tourné au carnage, et ne résiste pas à cette promesse d'un avenir meilleur, qui provoquera en fait une vague irrépressible de violence.
L'ouverture du film est aussi un repère vis à vis de la propre filmographie des frères Coen, singeant l'ouverture de leur tout premier film, Blood Simple, avec ces paysages de l'Amérique profonde qui s'enchaînent en fondus enchaînés. Cette fois-ci, la voix off est celle du Shérif, qui décrit le passage de relais entre les générations. Son grand-père, son père ont été shérifs avant lui, et Bell affirme accorder une oreille attentive aux « Old-Timers », tout comme les frères Coen se plaisent à citer leurs aînés.
Dans l'ancien temps, on pouvait exercer la loi sans porter de pistolets. Mais les repères sont maintenant obsolètes, comme l'illustre l'introduction du tueur Anton Chigurh, décrit par le shérif comme «quelque chose que je ne comprends pas ».
Les repères sont brisés, comme la suite du film va systématiquement le démontrer.
Une narration déroutante
Au cours du récit, des ellipses sont opérés, de plus en plus audacieuses et cruciales. La corruption morale omniprésente paraît progressivement dérégler la machine narrative, qui s'emballe pour mieux provoquer le spectateur, le forçant à intérioriser, à comprendre viscéralement le déterminisme des évènements, leurs sanguinolente et implacable absence de morale.
Trois exemples: 1) Lorsque l'homme à la camionnette dépanne Chigurh, ce dernier demande si on peut enlever le poulailler à l'arrière, on passe abruptement à Chigurh qui nettoie seul les quelques plumes restantes à l'arrière du camion. Étant maintenant habitué à la facilité avec laquelle Chigurh tue, on comprend en un instant qu'il s'est débarrassé de l'homme.
2) Dans l'agence qui l'a engagé pour mettre la main sur l'argent, Chigurh abat son patron. Lorsque l'assistant, n'ayant rien à voir dans l'affaire, demande candidement s'il va se faire tuer aussi, Chigurh lui répond « Ça dépend. Est-ce que vous pouvez me voir? »
Le plan de demi ensemble des deux hommes immobiles, silencieux, se prolonge jusqu'à l'absurde, avant d'enchaîner sur une scène avec la femme de Llewellyn. Si le spectateur est étonné par cette longueur et cette transition ambiguë, encore une fois, il déduit que Chigurgh a abattu l'assistant.
3) Llewelyn débarque à l'hôtel d'El Paso, draguant une femme de passage. Mais, après un fondu au noir, on suit le point de vue du shérif Bell traversant trop tard l'hôtel, aboutissant au cadavre de Llewellyn.
C'est de loin l'ellipse la plus choquante pour le spectateur, étant arraché émotionnellement de son héros. Il faut bien, malgré la frustration, réaliser toute la subversion et l'intelligence de ce choix narratif qui, en nous privant d'assister à la confrontation finale entre Llewelyn et Chigurh, nous place précisément au sein même du thème du film: le déracinement.
Des personnages déboussolés
L'épicentre de tout ce chaos, le terrifiant Chigurh est pour le moins embrumé dans ses convictions. Obsédé par le déterminisme, par l'infinité d'éléments menant au moment présent, il n'en retient qu'une parodie de logique poussé à l'extrême, à l'absurde. Selon lui, il y a une route qui mène à chaque instant, l'amenant à tuer sans qu'il ait lui-même son mot à dire. C'est ce qu'il explique à la femme de Llewelyn, qu'il se croit obliger de tuer parce qu'il en a fait la promesse à son mari. Il a joué à pile ou face la vie de l'épicier, et propose de recommencer pour Carla Jean, seul compromis qu'il pourrait accepter.
Le shérif Bell est lui la véritable ancre morale du film. Perplexe, il ne peut que constater l'aberration violente qui s'offre à lui: il reconstitue les faits dans le désert, vient visiter la caravane de Llewelyn après le passage de Chigurh, n'arrive à l'hôtel d'El Paso qu'après l'exécution de Llewellyn, ne comprend où se cache le tueur qu'une fois celui-ci parti avec l'argent. Il a un un temps de retard systématique sur les évènements et aucun contrôle sur eux.
De manière pertinente, un ami partageant sa douleur d'être inadapté à l'époque moderne lui rétorque, peu après avoir appris la démission de Bell: « Tout ça ne sert à rien. Tu ne peux pas savoir à l'avance ce qui va arriver. C'est de la vanité. »
La fin du film voit Bell essayer de décrire un rêve à sa femme où il côtoie son père mais n'arrive pas à garder comme lui une torche allumée dans l'obscurité. D'une manière confuse et ambiguë propre à un rêve décrypté à chaud, on pressent que contrairement aux générations précédentes mentionnées avec nostalgie par Bell, lui n'arrive pas à donner du sens à ce qu'il a vu, et il est forcé de se confronter à la dure réalité.
En somme, la très grande force des frères Coen c'est de ne jamais oublier de faire passer leur propos, d'une richesse philosophique éblouissante, par des moyens purement cinématographiques et une histoire tendue et viscérale.
Pour finir, impossible de ne pas décerner une mention spéciale à l'hallucinant Javier Bardem dans le rôle d'Anton Chigurh, ou, comme le surnomme sa proie Llewellyn Moss, «The Ultimate Badass».