Peut-être qu'il faudrait arrêter de se poser tant de questions, et s'en remettre à ce que le film propose et qui n'a pas besoin d'être interprété : la circulation des corps dans l'espace et dans le temps, les instants qui bégaient comme s'ils tentaient d'échapper à la mort, les visages et les rêves d'une jeunesse perdue, le fatal enchaînement des choses.
Nocturama me paraît en effet nettement moins tenir d'un acte politique que d'un fantasme de cinéma. La première partie du film me rappelle assez le début d'Halloween de Carpenter, quand on ne sait pas encore qu'il y a un tueur qui rôde : chaque plan, chaque raccord vaut alors pour lui-même, pour la menace diffuse qu'il paraît contenir, tout repose donc sur la mise en scène. Il en va de même durant la longue introduction de Nocturama qui nous fait circuler dans le métro parisien au gré des personnages, sans qu'on sache ni ce qui les anime ni ce qui les relie entre eux. A l'inverse, les données spatiales et temporelles sont fournies avec assiduité : la voix féminine qui annonce les arrêts du métro nous signale le lieu où nous nous trouvons, et l'heure de l'action s'affiche à chaque basculement d'un personnage à un autre. La tension ainsi créée soutient une mise en scène magnifique qui connecte les corps à la ville de Paris, gigantesque terrain de jeu.
Mais ce régime ne peut durer éternellement : arrive un moment inévitable où le film a besoin d'un corps (le tueur dans Halloween) pour tenir debout. C'est ce qui se passe au bout de quarante-cinq minutes, et l'on découvre enfin ce qui fait circuler ces jeunes dans le métro : ce sont des poseurs de bombes. Désormais, le fantasme de cinéma, c'est celui de faire tout sauter : un ministère, des voitures, une tour de verre. L'image du nuage de fumée qui s'élève depuis la fenêtre d'un gratte-ciel sous les yeux d'une jeune bobo rebelle paraît n'être qu'un moment de poésie inconséquente.
Dernier acte : les jeunes se retranchent dans un centre commercial au coeur de la ville. Tandis que l'heure tourne et que l'inquiétude grandit, le centre commercial devient le lieu de tous les possibles - bien s'habiller, mettre de la musique à fond, manger et boire des mets de luxe, même passer la bague au doigt de son amoureuse - et la révolte de la jeunesse se voit rattrapée par son goût formaté pour les plaisirs matériels, en même temps que la police se prépare à mater cette rébellion de pacotille.
La structure en trois parties de Nocturama (préparation - extase - chute) paraît calquée sur celle des rêves qui tournent inévitablement au cauchemar. S'il n'y a pas d'explication à l'acte des jeunes (si ce n'est un rejet global de la société : "C'est Facebook qu'on aurait dû faire sauter... et le MEDEF."), c'est que c'est l'inconséquence de l'acte qui prévaut : ces jeunes voudraient faire ce que bon leur semble et oublier la réalité (ils refusent d'ailleurs de savoir combien leurs bombes ont fait de victimes). La pose des bombes n'est au fond pas un acte plus important que le "libre-service" dans le grand magasin, ils relèvent tous deux d'un fantasme commun à un grand nombre de jeunes, quelle que soit leur origine (le film est pertinent à cet endroit).
Il me semble donc que si Nocturama est un geste politique, c'est dans sa description d'une jeunesse qui rêve non pas d'impunité, mais d'inconséquence. Comment faire la révolution dans ces cas-là ? Ce qui ressort fortement du film c'est que la révolution, ça n'est pas poser trois bombes sans réfléchir, puis taxer des fringues de luxe dans un grand magasin. Si le film - comme souvent chez Bonello, sans que ce soit nécessairement un reproche - a l'air de passer à côté de son sujet, c'est qu'il n'y a pas grand-chose de politique dans l'acte de ces jeunes. La rencontre avec Adèle Haenel et son "ça devait arriver" qui est la seule parole de réflexion posée sur les attentats ramène ces jeunes à un simple phénomène sociologique : ils n'ont rien de rebelle, ils ne sont que les produits de la société contre laquelle ils croient se révolter.
Bonello va peut-être au plus simple en ne proposant pas d'alternative à la société contre laquelle il aurait sans doute des choses à dire, et Nocturama n'est probablement pas un film aussi ambitieux qu'on pourrait le croire a priori - le contexte actuel nous induisant encore davantage en erreur. Il doit plutôt se voir comme un fantasme dans la lignée de Mulholland Drive et Eyes Wide Shut, deux films qui semblent avoir marqué le cinéaste (on notera le nouveau clin d'oeil au film de Kubrick quand l'un des jeunes se pare d'un masque doré).