Empire likes back
Aborder l’Empire intérieur exige du spectateur de nombreuses qualités, et poussées à un extrême auquel il n’est pas coutumier : patience, endurance, lâcher prise, tolérance, voire indulgence seront...
le 11 juin 2017
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On a beaucoup glosé sur le dernier film de David Lynch. Il faut dire qu'il venait après le triomphe - tout à fait justifié - de Mulholland Drive, le film total forcément difficile à réitérer. Lynch le sait, et il n'a surtout pas envie d'admettre qu'il est arrivé au bout de ce qu'il pouvait faire. Alors il monte encore un peu plus haut le curseur de l'ambition. Il décide d'aller là où Mulholland Drive n'allait pas : l'avant-gardisme formel radical. INLAND EMPIRE est un home movie, filmé en DV, comme un jeune cinéphile d'aujourd'hui tournerait son premier court-métrage. Mais un home movie qui aurait une ambition folle, puisqu'il semble directement s'attaquer aux mystère de l'âme. Filmer les rêves, voilà ce que Lynch a toujours voulu faire. Et il faut dire à ce propos que Mulholland Drive, malgré toutes ses qualités (qu'on ne listera jamais tellement elles sont nombreuses), ne ressemblait pas vraiment à un rêve. Lynch s'en est sûrement rendu compte, et il y a vu peut-être la seule chose encore à explorer au cinéma.
INLAND EMPIRE est un film radical, car il s'attaque directement à la manière de faire du cinéma. Non seulement avec la DV, mais aussi avec un scénario écrit en work-in-progress qui donne l'impression de ne jamais savoir où il va. De fait, dès l'ouverture, on est désarçonné par des scènes a priori incompréhensibles, des images trafiquées (flous, ralentis), des personnages plus qu'étranges (des hommes costumés en lapin notamment) et une musique angoissante qui rendent l'horizon des 3 heures que dure le très long-métrage particulièrement sombre et inquiétant. Lynch est fou, mais quand même pas assez pour ne faire que du "nonsense" pendant 3 heures. Il l'a dit lui-même : "Le cinéma non-narratif ne m'intéresse pas." Par conséquent, l'intrigue semble se stabiliser sur le tournage d'un film ("On high in blue tomorrows"), qui est en fait un remake d'un film polonais maudit. La question est de savoir si l'actrice Nikki va cèder à Devon, son partenaire de jeu qui semble vouloir faire une réalité de l'aventure qui lie leurs personnages respectifs, et ce malgré les menaces du mari de Nikki, qui n'a vraiment pas une tête de rigolo. Cette intrigue tiendra une heure, c'est-à-dire jusqu'au moment où, après avoir commis l'adultère, Nikki révèle à Devon que, cachée dans les décors, elle s'est vue elle-même écoutant les instructions de son metteur en scène. A noter que cette scène est le moment le plus fort du film ; l'idée du dédoublement est un pur fantasme d'artiste, Lynch l'exploite au maximum, et ça devient un véritable rêve éveillé pour le spectateur, rêve ou plutôt cauchemar.
Car après cette scène matricielle, plus rien n'est comme avant. On quitte Hollywood pour la Pologne, des prostituées, un psychanalyste qui n'inspire pas vraiment confiance, des femmes violentées, un mari devenu bien ridicule (voir la scène à la fois hilarante et vaguement inquiétante où il se répand du ketchup sur le T-shirt), un "fantôme" à fuir absolument, et des escaliers en fil rouge. Plus rien n'est clair ou définitif : les scènes se suivent et ne se ressemblent en rien, les phrases se répètent, la peur persiste. Quand on croit voir le bout du couloir, il s'allonge encore pour faire durer le (dé)plaisir, déplaisir qui peut rebuter la première fois, mais qui se révèle paradoxalement assez jouissif après plusieurs visions. Et on finit par comprendre, comprendre que le film parle de l'esprit d'un spectateur et de sa manière de s'oublier dans le spectacle ; spectacle qui devient cathartique (le meurtre du "fantôme", grande scène, encore une) et finit par rendre la vie plus belle. Il est assez sublime de voir comment un cauchemar de 3 heures se transforme dans ses dernières minutes en rêve exaltant, on a eu peur, et maintenant on oublie, on chante "Sinnerman" de Nina Simone et c'est comme si tout ce qu'on a vécu avant était oublié. INLAND EMPIRE, finalement, ne parle que de nous.
Après avoir regardé le film pour la quatrième fois, j'ajoute un supplément à cette critique. Le point de départ, c'est le conte de la voisine (Grace Zabriskie) qu'elle raconte à Nikki Grace au début du film : l'histoire d'un petit garçon sorti pour jouer, et qui fait naître le mal avec son reflet. Il y a évidemment quelque chose de franchement sibyllin voire de grotesque dans ce récit décousu, mais il me semble que cette phrase - "Evil was born" - est l'une des clefs pour comprendre l'oeuvre récente de David Lynch (INLAND EMPIRE, mais aussi Mulholland Drive, qui forme avec IE une doublette très cohérente). "Le mal est dans le reflet" nous dit donc Lynch ; mais le reflet, n'est-ce pas précisément le cinéma ? En effet, et c'est de là que vient le caractère "anti-cinématographique" de son dernier film. Si son image est si moche (au premier abord en tout cas), si ce qu'il montre est si repoussant, si trivial, c'est que Lynch ne croit plus aux atours du cinéma tel qu'il l'a pratiqué jusqu'alors ; il décide de tout casser, de revenir à la fange, quitte à se mettre à dos une large partie du public. Déjà, dans Mulholland Drive - film glamour par excellence - on pouvait sentir les premiers indices de la désillusion qui allait ensuite gagner le cinéma de Lynch. La scène du Silencio, célèbre entre toutes, c'était déjà ça : la monstration directe du caractère manipulateur des images cinématographiques. Si, comme Betty et Rita, l'on se surprend à pleurer en voyant Rebekah Del Rio chanter "Llorando", Lynch a tôt fait de casser l'émotion en nous révélant la supercherie - "This is all a tape-recording". La perfection formelle de MD cachait donc déjà sous elle la violence de sa réflexion. Dans INLAND EMPIRE, Lynch passe à la vitesse supérieure : la noblesse de la pellicule est abandonnée au profit de l'ingratitude de la DV, seule apte à rendre le réel sans manipulation. On obtient donc un film laid, sale, violent, dégoûtant car "démaquillé". Et tout l'enjeu du film, c'est de détruire ces reflets qui pullulent, de tuer le "fantôme", pour enfin vivre le réel sans réflexivité, donc sans manipulation. Voilà sans doute aussi pourquoi Lynch n'a toujours pas tourné depuis : si INLAND EMPIRE est un film optimiste, c'est aussi l'un des films qui, dans toute l'histoire du cinéma, offre l'issue la plus étroite pour un art en perte de vitesse, après seulement un siècle d'existence.
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Créée
le 13 juil. 2023
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