Je dois avouer à ma grande honte ne jamais avoir encore vu de film de Chloé Zhao, ce qui m'évite de participer à l'inévitable débat quant à la trahison éventuelle de ses principes par un cinéaste indépendant qui rentre dans "l'industrie"... Pire encore, je pensais avant de voir le film que le "Nomadland" était une sorte de faux documentaire sur les Américains qui ont choisi / sont forcés de vivre sur les routes, soit un procédé qui me rebutait par avance (la rencontre d'une actrice hollywoodienne reconnue - déjà oscarisée - avec des vrais gens qui luttent, au risque de la manipulation malhonnête...).
Et je me suis retrouvé devant... autre chose : le portrait très juste et très fin d'une femme qui entame la dernière partie de sa vie (ce qui explique que Frances McDormand soit à l'origine du projet, tiré d'un livre qu'elle a dû aimer), s'inscrivant à la fois dans la réalité sociale du pays et dans la grande perspective quasi mythologique de l'Espace Américain. Soit un sujet à la fois intime et immense, donc casse-gueule, transformé par Cholé Zhao en une impressionnante réussite. Sans doute le plus grand film à nous venir des USA depuis une paire d'années, méritant amplement les nombreux prix reçus (Lion d'Or, Golden Globe, Oscars...).
Fern - la fougère - n'a plus de vie : son mari aimé est mort du cancer, sa ville aimée - Empire - est morte elle aussi victime de l'effondrement d'un système industriel obsolète. Elle ne peut pas se payer une nouvelle maison, et, comme elle a toujours été un peu attirée par la fuite, jusqu'à ce que l'Amour ne la stabilise, elle décide de vivre dans son "van" : pas homeless, non, "house-less". Elle perpétue donc la grande tradition des pionniers, sauf que sa vie devient une succession d'allers-et-retours entre le Nord - froid, mais qu'elle aime - et le Sud - plus accueillant en hiver. Et Fern (Frances McDomand) rencontre des gens avec lesquels elle passera des moments plus ou moins importants, plus ou moins forts, plus ou moins agréables : la caméra de Zhao filme les visages, attrape les conversations, enregistre la musique (country, blues) sur laquelle on danse, et capte la beauté du monde autour. A la fin, on comprend que, même si elle réussit à faire un peu, enfin, le deuil de son existence perdue, rien n'arrêtera plus Fern sur la route. Sauf la Mort, qui plane, à la fois menaçante et presque amicale, sur tout le film.
"Nomadland" n'est donc pas particulièrement un film social (aucun commentaire négatif sur la monstruosité géante des dépôts Amazon, qui "paient bien" leurs ouvriers en période de fin d'année), ni un film politique (le fait que le système US ne protège pas ses citoyens contre le dénuement en fin de vie est clairement accepté par tous). C'est juste la vérité de la vie d'une femme presque ordinaire, si ce n'est bien sûr que Frances McDormand, une fois de plus formidable, lui prête son étonnant mélange de rudesse austère et de sensibilité. Et c'est bien pour ça que le film est bouleversant : pas de message martelé par un réalisateur sûr de ses idées, pas de sociologie ni de psychologie à la petite semaine, pas de fiction réductrice. Il n'y a finalement que la nature - globalement hostile - et ces rencontres fragiles avec des frères humains qui avancent tous de la même manière vers la mort, et qui espèrent avoir l'occasion de se recroiser au moins encore une fois, "down the road".
"Nomadland" est du grand cinéma.
[Critique écrite en 2021]