Après deux essais qui convainquirent beaucoup – mais pas tout le monde dans nos colonnes – Jordan Peele fait un retour remarqué dans nos salles avec le très attendu Nope marquant sa bascule dans un registre plus ouvertement fantastique. Accueilli en demi-teinte aux Etats-Unis, cet objet étrange, inégal mais foisonnant, a réveillé chez nous un enthousiasme qu’on croyait définitivement endormi : celui ressenti devant le meilleur du divertissement hollywoodien, plaisir particulièrement vivace au beau milieu d’un été caniculaire, relativement déserté par les blockbusters. Avertissement cependant : ce plaisir était aussi lié à une ignorance totale des tenants et aboutissants de son intrigue. Or, cet article est truffé de révélations, vous voilà avertis.
« Un film […] est un lieu de passage, comme un ciel où passent les nuages des personnages et les éclairs du hors-champ. » écrivait Serge Daney (Trafic, n°2, printemps 1992). Dans Nope, les personnages trouvent dans le ciel une présence menaçante, qu’ils identifient d’abord comme une soucoupe volante, mais qui longtemps ne prendra la forme que d’un nuage épais, un danger presque abstrait. Ils décideront ensemble de réussir à le filmer, pour autant prouver son existence que le capturer. C’est la ligne claire du récit, à laquelle se greffent de multiples couches plus ou moins cohérentes. Un récit familial complexe – les personnages principaux sont frère et sœur descendants du « premier homme jamais filmé », soit un jockey noir sur son cheval – une satire corrosive du milieu du cinéma et de son racisme larvé – ils sont aujourd’hui éleveurs de chevaux qu’ils dressent pour les plateaux – puis progressivement film de monstre spielberguien, fable shyamalanienne, en passant par quelques détours du côté du western. Si un film est un lieu de passage, ce nouveau Jordan Peele en connaît de multiples, comme s’il avançait à perte, sans se retourner, dans un pur mouvement d’accumulation. Ce n’est pas surprenant venant de son auteur dont c’était déjà le charme – pour certains – et la limite – pour d’autres, dont votre serviteur – de ses précédents essais. Us (2019) souffrait à mon avis tout particulièrement de ses effets, révélations, et autres pistes accumulées et finissait par s’épuiser dans un déluge d’incohérences et de sous-textes à l’épaisseur souvent embarrassante. Étrangement, Nope, lui, tire le meilleur de cet amoncellement de références et de Signes – pour citer un film qui le hante explicitement – aboutissant à sa forme la plus convaincante, bien qu’aussi inégale.
La menace est donc un nuage. Elle se niche dans des interstices invisibles : « les éclairs du hors-champs ». Nope n’est jamais plus beau que quand il place sa caméra au cœur de la brume, dans des trous noirs indiscernables où l’on redoute de voir surgir l’horreur. Où l’on se perd aussi. Ces éclairs ne s’incarnent jamais mieux que quand ils restent invisibles, ou uniquement discernables dans les yeux des personnages, à la faveur de très nombreux, et très beaux, reaction shots. On ne le dira jamais assez : c’est l’une des plus belles figures du cinéma fantastique – c’est un tourneurien fanatique qui vous parle – celle qui sans doute offre le plus l’occasion de flipper et de rêver dans un même plan. Peele ici en abuse, offrant des variantes particulièrement habitées, notamment grâce au visage presque constamment impassible de Daniel Kaluuya, capable de concentrer tout le vertige d’une séquence sur cette simple expression atone, en particulier dans une inoubliable scène en voiture, filmée en plan séquence, où la menace entoure son visage dans un flou particulièrement vibrant. Alors, certes, tout ne repose malheureusement pas sur de telles figures formelles exécutées avec cette gourmandise jubilatoire, et la perdition du spectateur n’est pas obtenue sans facilité – on le répétera sans doute plus d’une fois, les ficelles narratives pour créer du mystère ne sont pas fines – mais elle se révèle stimulante parce que constamment renouvelée et admise. En outre, elle ne se fait pas à l’encontre d’un plaisir très direct : celui du spectacle. Car ce nouveau Peele regorge de visions saisissantes, témoigne à chaque instant d’une joie particulièrement salutaire à mettre en scène son grand spectacle.
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