Chapitre 1 : Noriko 紀子


Partir. Partir pour fuir la morosité d'un monde où tout est minuscule, la ville comme les ambitions de ses habitants. Qui sont-ils, eux qui ne voient pas la petitesse de leur existence ? Eux qui n'ont jamais soif, eux pour qui les mêmes sorties, les mêmes rencontres inlassablement répétées semblent assez ? Il y a tant à découvrir, à expérimenter, à espérer, mais le piètre contentement de la contemplation de la mer semble leur suffire. La mer n'est pourtant jamais qu'une immensité de vide, l'appel du néant. Comment peut-elle, ne serait-ce qu'un instant, faire concurrence à la vertigineuse verticalité d'un Tokyo grouillant, balafré de lumières et constellé d'éclats de voix ? Partir pour assouvir un besoin d'exister. Devenir, enfin, un individu. N'être plus la fille de, la sœur de. Naître enfin et arracher ce cordon ombilical devenu encombrant. Commencer à émettre son propre souffle, à faire résonner sa propre voix, entendre ses propres cris. Faire ses propres choix.


Narrer. Narrer pour concrétiser ce besoin compulsif d'exister. Il n'est de meilleur moyen de s'assurer être l'héroïne qu'en contant soi-même l'histoire. Qu'en apposant son point de vue comme un sceau sur la vie qui défile. Capturer les pensées au moment où elles se forment et leur donner corps dans la parole, en les formulant les anoblir et les rapprocher d'une vérité auto-réalisatrice. Après tout, cette narration est aussi un manifeste, une prise de pouvoir sur sa propre vie. On a conquit le droit de la définir, de choisir les termes avec lesquels la décrire... avec lesquels la diriger. Car le pouvoir de la narratrice, c'est aussi celui-ci : observer depuis l'ombre, traquer les coïncidences et y précipiter le personnage, pour rendre le roman plus piquant, plus intriguant. Raconter, c'est décider. Les mots sont le premier pas vers l'action. Quelquefois, les mots sont l'action. Les mots pourtant ne suffisent pas à recouvrir la blessure originelle, encore vibrante : Love can't be repaired.


Chapitre 2 : Yuka ユカ


Rien n'est plus cruel que d'être celle qui reste. Qui sait quels horizons, qui sait quelles opportunités s'offrent à l'autre pour qui tout est nouveau ? Mais ici, toujours les mêmes paysages, toujours les mêmes visages, les mêmes gestes et les mêmes obsessions, dans un monde qui n'a de cesse de se digérer lui-même. Pire : c'est celle qui part qui préoccupe les consciences, devenue soudain plus saillante par son absence. Ne reste qu'une version appauvrie du quotidien. La même vie morne et répétitive, moins elle. Devoir rester là, à attendre que sa vie commence, pendant que l'autre vole de ses propres ailes. Il n'y a pas de place pour l'inquiétude, pas de place pour l'attente, car la sororité donne les clefs de la compréhension : en partageant ton destin, je partage les raisons de ton choix. Seule émerge l'impatience de s'engouffrer dans la même voie, non : la jalousie de ne l'avoir suivie en premier, condamnée que je suis à présent à n'être qu'une imitatrice.


Et rêver, aussi. Rêver que l'on est malgré tout nécessaire là où l'on est. Que si l'on reste, c'est aussi par compassion pour ceux qui ne sauraient se priver de nous, et que le monde cessera de tourner après nous. Doux fantasme que les regrets et la culpabilité de ceux dont les yeux glissent sur nous sans nous pénétrer. Enfin, dans le manque, ils sauront ma valeur, explosant à leurs yeux dans une gerbe de remords. S'imaginer les étapes par lesquelles ils tenteront de se repentir, le pèlerinage qu'ils entreprendront pour découvrir enfin la teneur du rôle qu'ils ont si longtemps négligé. Pour découvrir enfin qui je suis, moi qu'ils ont si longtemps négligée. Et sous la fille que l'autorité leur faisait penser acquise, révéler la personne. Pourtant, aussi réconfortante que soit cette pensée, elle n'est qu'un pis-aller, maigre soin palliatif pour distraire la pensée de l'abominable certitude : Love can't be repaired.


Chapitre 3 : Kumiko クミコ


Quelle ironie, que les rapports supposés être les plus sincères soient ceux les plus réglés par la société. Dans tous les livres, sur toutes les télévisions, chez tous les voisins, le modèle de la famille idéale. Ce que tu dois obtenir, faute de quoi tu es malheureux. Si, si, je t'assure, tu es malheureux. Tu ne le sens peut-être pas encore, mais nous nous chargerons de te faire comprendre que tu es incomplet, que tu as échoué puisque tu n'as pas suivi les prescriptions de la société. Ce n'est jamais qu'un rôle à jouer. Le père idéal, et la mère idéale, et les enfants idéaux. Qu'importe l'individu en-dessous : nous sommes là pour faire écho au modèle que l'on nous a imposé. Simplement, presque mécaniquement. Se distraire de la vertigineuse vérité, qui veut que l'on soit toujours seul. Toujours. Désespérément. Seul. Alors, quelle différence fait l'hypocrisie ? De toute manière, chacun ne fait que porter un masque, jouer un rôle.


Ne le savait-elle pas, cette mère qui revient naïvement, monstrueusement vers son enfant après l'avoir abandonnée ? Et qui s'étonne, se lamente qu'on lui réponde avec le visage de la folie. A quoi s'attendait-elle ? A quoi pouvait-elle s'attendre ? Elle n'a pas appris le rôle de la mère et s'attend à ce qu'on le lui attribue ? Insensées réclamations. L'amour n'est pas un dû, et en rien elle ne l'a mérité. C'est une étrangère, rien de plus qu'un étrangère avec des revendications absurdes. Elle ne trouve aucunement sa place dans l'histoire que l'on a été forcé de réécrire, pour que le regard des autres ne nous rappelle pas combien est saillant le trou dans notre poitrine. Un enfant qui a grandi sans amour, comment serait-il capable de le comprendre, a fortiori de le brader à la première venue ? Folie que d'attendre de l'affection en retour. Comment de simples mots et larmes pourraient-il combler ce gouffre abyssal ? Love can't be repaired.


Chapitre 4 : Tetsuzo 徹三


Avoir été aveugle et s'en apercevoir trop tard. Pire : avoir été aveugle, et poursuivre dans sa désinvolture entêtée jusqu'à ce qu'il soit véritablement trop tard. Car changer, ce serait admettre ses torts, reconnaître que l'on a failli à sa tache, et cela est impensable. Comment un père peut-il échouer, du moment qu'il aime ? Même si de ses enfants, il ne voit que ce qu'il projette. Même s'il ignore tout de leur identité réelle, incapable dans son esprit de leur consentir des pensées et des actes qu'il n'a pas envisagés pour elles. Il s'arrête à l'illusion de leur rôle de filles, sans suspecter leur individualité. Orgueil de l'orfèvre qui nie à ses créations toute indépendance, persuadé qu'en se rendant maître des paramètres, il se rendait maître des êtres. Visage ébahi du parent qui ne comprend pas avoir pu enfanter créature si différente de lui, et qui le vit comme une profonde injustice avant de songer à se remettre en question.


Aimer n'est pas suffisant. L'amour n'est pas tout, car on peut mal aimer. L'amour n'absous rien, car il n'est pas vierge de péchés. L'amour peut être paresseux et égoïste, une posture dans laquelle on se prélasse sans ouvrir les yeux ; et l'amour sans compréhension manque toujours sa cible. Les meilleures intentions ne se cristallisent pas d'elles-mêmes en actes. Et quand il ne reste plus que les actes, alors c'est qu'il est déjà trop tard : on ne fait que colmater l'abîme qu'on a creusé. Volonté aussi frénétique que désespérée de racheter des années d'inconscience en quelques mois de repentance. L'obsession n'est guère qu'une façon d'avouer son impuissance et ses échecs. D'admettre ses fautes passées dans une tentative maladive de rattraper le temps perdu et l'affection gâchée. Mais l'affection, aussi bien que le temps, ne se rattrapent pas. L'amour n'est jamais qu'une opportunité manquée. Love can't be repaired.


Chapitre 5 : Himiko 火見子


Je suis née à 17 ans, ce matin où, pour la première fois, je me suis réveillée seule et que le monde soudain m'appartenait. Pour la première fois, mes errances et actions n'étaient pas subordonnées à celles d'une autorité viciée et malvenue. Pour la première fois j'existais, non : pour la première fois le monde existait. Vaste, lumineux, savoureux. Et moi qui depuis si longtemps déjà m'était assujettie aux sortilèges de la narratrice, j'avais enfin moyen de leur donner corps et de poursuivre, haletante, le roman de ma vie. Arracher, froisser, jeter au feu ce prélude méprisable et, forte de ma propre encre, commencer un nouveau chapitre.


La liberté conquise, pourtant, n'est qu'un début. Une fois que les ailes m'ont poussé, je brûlais de m'en servir. Toujours, je regardais vers le ciel, vers ceux qui allaient plus loin, montaient plus haut. Comment se contenter, jamais, d'être qui l'on est ? La distance au point de départ est sans importance, ce qui compte est qu'il y a encore quelqu'un à doubler. Alors, obstinément, résolument, avancer. Culminer toujours plus haut. Admire. Admire ce que je suis devenue, et que tu ne peux comprendre. Prends la mesure de qui je suis, maintenant que mon indépendance ruisselle sur ton visage, et que tu ne peux plus rien y faire. Admire, et regrette.


Toujours, tu as eu cette crainte, que je ne me trouve une famille d'adoption, pas vrai ? La jalousie démente dans tes yeux, alors que j'apprenais ailleurs la chaleur d'un foyer. Même si je ne fais guère que jouer la belle-fille idéale, ce rôle me procure infiniment plus de joie que ta réalité. Que tes cendres. Je ne te dois rien. Le fait que tu m'aies précipitée dans ce monde, de ton seul chef, que tu m'aies offert en sacrifice à la souffrance, pourquoi devrais-je t'en être reconnaissante ? Et qu'as-tu fait pour moi à part ça ? Crois-tu que l'amour filial est un dû qu'il suffit de récolter ? Qu'il suffit d'écarter les jambes, pousser, et que quoi qu'il advienne ensuite, je t'aimerais ?


Tu m'aimes, mais il est possible de mal aimer. Que l'attachement que l'on voue à une personne soit toxique à qui le reçoit en cadeau. A qui le reçoit en malédiction. Non, aimer ne suffit pas. Il ne s'agit pas d'une recette magique qui permette d'effacer en un instant tout le mal que l'on a pu causer, ni même de le rendre secondaire. Si la meilleure volonté du monde n'est pas assez pour brider les monstres que tu abrites, il n'y a pas d'absolution d'encouragement. On ne guérit pas les plaies avec des excuses, encore moins avec des dénégations. Je ne peux pas te pardonner simplement parce que tu pleures. Encore moins parce que tu hurles. Love can't be repaired.

Shania_Wolf
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le 27 juil. 2017

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Lila Gaius

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