Comme le dit assez justement Hervé Aubron chez Potemkine, il fallait tout de même un sacré culot, en étant un réalisateur Allemand dans les années 70, pour proposer un nouveau film sur Nosferatu après le monument classique de Murnau. Et du culot, Werner Herzog, on le sait bien, il n'en manque pas. Du talent, des lubies, de la maladresse, de la ténacité, de la folie, des idées à la pelle, il n'en manque pas non plus. Et ce n'est pas un projet aussi casse-gueule que Nosferatu, fantôme de la nuit qui arrêtera celui qui avait alors déjà réalisé Les nains aussi ont commencé petits ou encore Aguirre, la colère de Dieu, projets casse-gueules s'il en est.


Là où Herzog mettra tout le monde d'accord, pour une fois, c'est sans doute dans l'étendue de son talent et de sa sensibilité artistique pour mettre en scène le célèbre mythe au creux d'un univers graphique tout simplement incroyable. Les expérimentations visuelles ne cessent jamais et s'ajoutent les unes aux autres de manière extrêmement constructive. De la séquence inaugurale présentant une vision d'apocalypse (à venir, évidemment) à l'aide des momies de victimes d'une épidémie de choléra à Guanajuato au siècle dernier à l'une des dernières séquences dans laquelle les ultimes survivants d'une épidémie de peste célèbrent les quelques heures qu'il leur reste à vivre à travers une orgie presque médiévale sur la place publique, remplie de cercueils en feu et de cadavres pourrissants, le ton est donné.


Mais entre deux passages glaçants, Herzog se laisse parfois aller à une rêverie poétique et romantique très touchante. Klaus Kinski (encore un inadapté dans la filmographie de Herzog, reclus et immortel malgré lui) n'a pas fini de nous faire frissonner avec son horrible visage et ses doigts interminables, en parcourant lentement un tunnel dans la pénombre ou en s'avançant dangereusement du lit de Bruno Ganz (les jeux de lumière sont saisissants), mais il n'a pas le monopole de l'effroi : quelques plans sur le bateau porteur de la peste suffisent à créer le malaise, autant que de voir les rats débarquer et parcourir la ville ou encore les ballets de cercueils animer la place centrale. Et à côté de cette terreur, des séquences terriblement bucoliques, comme celle au cours de laquelle Ganz parcourt les Carpates sur fond de Wagner et de magnifiques paysages. Ou encore ce plan final, à se décoller les rétines, des sables balayés par les vents, captés dans le bleu sombre de la nuit, au cœur desquels le personnage s'enfonce. Jamais Herzog n'aura autant laissé infuser ses images dans sa veine romantique. Et il y a même des chatons dans le générique.


Il est assez étonnant de constater à quel point on peut apprécier le film dans son ensemble en rejetant toutefois une partie non-négligeable des éléments qui le constituent… à commencer par les interprétations d'Isabelle Adjani et de Klaus Kinski (on pourrait également ajouter la présence assez incongrue de Roland Topor), trop démonstratives, trop bizarres, et aux dialogues un peu bancals à mon sens. Mais encore une fois, du point de vue de l'atmosphère qui se dégage, ça fonctionne : la beauté de l'une et la laideur de l'autre, dans leur pureté, se rejoignent merveilleusement bien, comme deux fantômes qui fascinent et se fascinent dans un même mouvement. Et quand il ne parle pas, Kinski victime de sa malédiction est extraordinaire. Herzog a vraiment su trouver sa place dans cet univers, à mi-chemin entre l'hommage, appuyé par de nombreux plans semblables et la compassion pour le vampire, et l'émancipation, avec toute l'imagerie originale qu'il a développée et la toute fin sous forme de surprise. La pensée purement ou prétendument scientifique est moquée et le personnage de Van Helsing devient de plus en plus ridicule à mesure que l'évidence de la catastrophe voit le jour. Des images d'une beauté morbide, parfois à la limite du surréalisme, et dont les visions d'apocalypse marquent durablement l'esprit. On reconnaît instantanément dans tout cela le travail du cinéaste allemand.


L'air de rien, à l'occasion d'un projet aussi farfelu que celui-ci, Herzog tisse des liens avec le cinéma allemand de la période précédant la Seconde Guerre mondiale et contribue à un certain renouveau dans les années 70. Nosferatu et son univers expressionniste n'est plus cantonné à la figure obligée du mauvais présage et du nazisme rampant : non, tous les chemins des années 20 ne mènent pas au Troisième Reich. Herzog aura largement contribué à le dégager de ce carcan interprétatif. La résurrection du cinéma allemand est en bonne voie et entre de bonnes mains.


http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Nosferatu-fantome-de-la-nuit-de-Werner-Herzog-1979

Morrinson
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top films 1979, Réalisateurs de choix - Werner Herzog et Cinéphilie obsessionnelle — 2017

Créée

le 24 févr. 2017

Critique lue 2K fois

31 j'aime

5 commentaires

Morrinson

Écrit par

Critique lue 2K fois

31
5

D'autres avis sur Nosferatu - Fantôme de la nuit

Nosferatu - Fantôme de la nuit
Morrinson
7

Résurrection d'une icône, résurrection d'une culture.

Comme le dit assez justement Hervé Aubron chez Potemkine, il fallait tout de même un sacré culot, en étant un réalisateur Allemand dans les années 70, pour proposer un nouveau film sur Nosferatu...

le 24 févr. 2017

31 j'aime

5

Nosferatu - Fantôme de la nuit
Clairette02
8

« Rentre ! C'est le moment où la lune réveille le vampire blafard sur sa couche vermeille. »

(Théophile Gautier power !) Que 6.3 de moyenne pour Nosferatu ? Mais, c'est bien peu ! Je n'ai pas vu le film original. Le film d'Herzog est peut être un très mauvais remake de l'œuvre de Murnau...

le 18 avr. 2012

27 j'aime

12

Nosferatu - Fantôme de la nuit
MrOrange
6

Silence !

Il est difficile de me faire un avis sur ce film. Cet opéra baroque est un hommage ultra-fidèle, une relecture plan par plan, idée par idée à la symphonie expressionniste de Murnau. Les deux sont le...

le 24 juin 2013

25 j'aime

1

Du même critique

Boyhood
Morrinson
5

Boyhood, chronique d'une désillusion

Ceci n'est pas vraiment une critique, mais je n'ai pas trouvé le bouton "Écrire la chronique d'une désillusion" sur SC. Une question me hante depuis que les lumières se sont rallumées. Comment...

le 20 juil. 2014

144 j'aime

54

Birdman
Morrinson
5

Batman, évidemment

"Birdman", le film sur cet acteur en pleine rédemption à Broadway, des années après la gloire du super-héros qu'il incarnait, n'est pas si mal. Il ose, il expérimente, il questionne, pas toujours...

le 10 janv. 2015

140 j'aime

21

Her
Morrinson
9

Her

Her est un film américain réalisé par Spike Jonze, sorti aux États-Unis en 2013 et prévu en France pour le 19 mars 2014. Plutôt que de définir cette œuvre comme une "comédie de science-fiction", je...

le 8 mars 2014

125 j'aime

11