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De la même façon que je faisais cet amer constat sur The Magnificent Seven, Nosferatu souffre d’un facteur externe mais que je ne peux pas occulter : je le vois après une myriade d’autres films (l’équivalent d’un siècle) qui reprennent ses éléments narratifs et visuels, ainsi qu’en connaissance de toutes ses scènes fortes via leur citation chez les multiples vidéastes cinéma que je suis. Son histoire, adaptation de Dracula sans les droits qui permet quelques aménagements scénaristiques (délocalisation en Allemagne, propriétés vampiriques altérées, final différent…), est donc insipide à mes yeux car trop familière (avec en tête le Coppola baroque et le Herzog naturaliste). Quant à son esthétique, je serais de mauvaise foi de déclarer qu’elle m’a transporté tant je suis habitué à ce que cent ans d’incréments techniques et artistiques ont pu apporter en termes de variations.
Non, je n’ai pu regarder l'œuvre de Murnau, et ne peut écrire dessus, que par le biais d’une approche historique de cet indéniable monument du septième art qui n’a pu qu’apporter stupeur à ses spectateurs d’alors. Et quelles meilleures conditions pour cet exercice (salle à part) que la version colorisée originale issue de la collection Potemkine. Où la fréquence de 18 i/s permet à la musique orchestrale de Hans Erdman de coller à l’image, et où la teinture des pellicules vient donner la temporalité du récit (les jaunes de jour et dans les intérieurs éclairés, le bleu pour la pénombre, et le rose pour l’aube et le crépuscule).
J’ai donc pu y apprécier le fameux expressionnisme allemand, dans ses jeux d’ombres, ses rictus surjoués qui viennent combler les trous des (nombreux) intertitres, et ces costumes outranciers qui sont aussi grotesques qu’intrigants. J’ai pu être surpris par l’utilisation d’effets spéciaux bien plus ancrés dans le réalisme que ceux de Méliès, cette stop-motion, ces images en négatif, ces superpositions de pellicules qui font disparaître la menace… J’ai pu également m’extasier devant la figure longiligne de Max Schreck, dont l’effroi suscité alors se dévoile au rythme de ses apparitions de plus en plus fantasmatiques. J’ai aussi pu redécouvrir les plans iconiques dans leur contexte et mesurer leur impact, de cette silhouette nimbée de ténèbres qui se rapproche fatalement de la chambre de Hutter à la cadence du montage, à cette poignée noire qui étreint le cœur d’une Ellen sacrifiée.
Enfin, et surtout, j’ai pu me frotter aux thématiques qui reflètent les enjeux de l’Allemagne d’entre guerres. La vision du mal, centrale au film, est figurée par bien des aspects. Outre son évidente représentation par le vampirisme et le fléau qu’il amène avec lui (auquel on répond par un confinement qui interdit toute action, c’est cocasse post-2020), ce sont les attaches terrestres qui sont les plus intéressantes.
Car le mal s’insinue par l’Homme. C’est l’avidité de Hutter qui déclenche les événements, tout extatique qu’il est à l’idée d’aller chercher ce riche client en ces terres reculées. Ce sont les mouvements de foule, de gens, qui vainement remettent le sbire Knock dans sa cellule plutôt que de l’immobiliser pour de bon, passant plutôt leurs nerfs sur un épouvantail comme autant de piafs écervelés. Ce sont ces scientifiques qui se pâment devant leurs observations microscopiques sans avoir une once de réflexion sur comment utiliser celles-ci pour contrecarrer l’épidémie. Non, les hommes sont impuissants de par leur nombrilisme et leur sottise, et sont donc essentiellement mauvais. Il faudra le sacrifice d’une femme pour remettre l’église au centre du village. Une Ellen initialement sceptique, puis à l’envoûtement progressif, qui invitera in fine Orlock à se repaître de sa bienveillance dans un martyr oublié.
La bascule s’opère alors que la promise de Hutter semble l’attendre, assise sur une plage et contemplant le lointain. Mais il y a un hic, son aimé est parti par les terres. La mer qu’elle fixe avec langueur est le vaisseau du comte. La mer, elle-même symbolique du mal. Un lieu dangereux, synonyme de perdition chez les marins. Une voie d’accès pour l’étranger, une menace supplémentaire pour un pays à la xénophobie et à l’antisémitisme grimpants à cette époque. Une figure du mal dans la religion, l’eau engloutissant les pieux dans le péché, que Jésus domine par sa foulée. Face à ce vil océan, Ellen ne sombre pas. Seul personnage à garder la tête hors de l’eau, elle scellera le destin de la stryge, et de Wisborg.
Nosferatu me conforte dans l’idée que si toutes les histoires ont déjà été racontées, c’est bien la façon dont et le moment où qui peuvent les sublimer, leur apporter une substance qui ajoute une brique dans la compréhension du cinéma, de l’Histoire, et de l’humain. D’où l’importance de l’art, et de son contexte.