Not Okay
5.5
Not Okay

Film de Quinn Shephard (2022)

L’actrice Quinn Shephard passe derrière la caméra pour dégommer le narcissisme maladif des accros aux réseaux sociaux et se moquer de certaines inepties du wokisme.


Pour ce faire, Shephard porte à l’écran une jeune femme, Danni Sanders (Zoey Deutch), d’une misère hypermoderne non seulement de par sa servilité au regard d’autrui (en ligne en tout cas) — avec tout ce que cela implique en termes d’arrivisme, de manipulation et de mensonges — mais aussi de par sa diction, ses poses et sa gestuelle, machinales et gentiment vulgaires ; vulgarité jusqu’au bout de ses doigts lourdement embagousés et surmontés de faux ongles géants peinturlurés : afin que ces agents du tripotage de portables, 25 heures par jour, lui rappellent constamment à quel point elle, Danni, est spéciale…


Je passe sur le scénario (assez convenu) et la mise en scène (aussi plate que l’encéphalogramme d’un woke de base).


Qu’en est-il du propos ?


« Caricatural », diront beaucoup.

Si l’on prend cet adjectif au pied de la lettre, on peut abonder dans ce sens : la réalisatrice grossit certains traits existants — comme l’ont fait certains dessinateurs avec le goître de Balladur ou les sourcils d’Hemmanuelli. Le hic est que très souvent ce mot, ‘caricatural’, est employé pour disqualifier, pour signifier que le film (ou le texte) concerné déforme la réalité au point de passer à côté, ce qui n’est absolument pas le cas ici.

C’est en effet oublier les Américains — et pas uniquement les zurbains de 15-35 ans — tels qu’ils sont dépeints dans quantités de films (névrosés, agressifs, grossiers…), tels qu’ils sont dans les talk-shows et la télé-réalité (faussement cools, ignorants, chafouins…) et, surtout, tels qu’ils sont tout court !

Si vous n’avez jamais fréquenté d’Américains, et pas seulement de cette tranche d’âge, renseignez-vous auprès de ce qui en connaissent, notamment auprès de ces Américains lucides, eux, qui n’ont jamais un regard assez dur sur ce qu’est (devenu) leur pays — par extension… ce que sont devenus les nôtres, les États-Unis restant infailliblement le grand Ordonnateur de nos vies, culturellement, économiquement, géopolitiquement.

Réaction attendue : Faut-pas-généraliser !, mantra d’une époque qui déteste les prises de position fermes et potentiellement « invasives », étant entendu que désormais toutes les idées (mêmes les plus ineptes) se valent, chaque individu-consommateur étant tout à la fois un penseur et un artiste en puissance.

Je ne me range donc pas à l’avis de Sellzésseu [avec zozotement macronien, SVP] estimant que Not Okay fait dans le cliché. Le milieu socio-professionnel et familial auquel appartient Danni Sanders — et qu’elle contribue à forger par sa bêtise et son ilotisme — existe bel et bien ; je le crois même prédominant, pas seulement outre-Atlantique, avec cette adversité sourde, ce faux-semblant permanent et la gamberge compulsive engendrée.


> Lorsque la réalisatrice nous montre la mère de Danni faussement attentive — elle n’a jamais su aimer sa fille pour s’être elle-même, déjà, trop investie dans sa petite personne, dans le réseautage et, conséquemment, dans l’édification de sa fortune (via un père bon, faiblard, mais aux ordres) —, n’est-ce pas pointer du doigt un élément explicatif crucial de la déliquescence affective et sociétale actuelle ?


> Dylan O’Brien, excellent en cynique méga-branchouille, est-il « caricatural » dans ses tenues vestimentaires extravagantes, dans les épais nuages de sa vapoteuse et de ses joints ? Les GAFA n’ont-ils pas autorisé, voire encouragé, le débraillé sur le lieu de travail ?


> Autour de lui, la galerie de clowns et de doux dingues qui constituent le personnel du magazine Depravity (!) où travaille Danni est-elle une pimpante cour des miracles sortie de quelque œuvre de science-fiction ou bien un instantané de ce à quoi peut effectivement ressembler un parterre d’employés étasuniens travaillant à la gloire d’Internet et des réseaux sociaux ? …

I hate straight people.

> Tous ces tatouages — le néo-humain est une délicate œuvre d’art à lui seul —, toute cette quincaillerie dans les esgourdes et les naseaux, est-ce « caricatural » ?

Cet entre-soi, ce communautarisme, cette défiance, cette jalousie, ces cancans, est-ce « caricatural » ?

CONTENT WARNING: This film contains flashing lights, themes of trauma, and an unlikable female protagonist. Viewer discretion advised.

D’aucuns pourraient douter de la noirceur du regard de la réalisatrice sur ce monde, sur les siens et sur l’intention de les moquer, ou à tout le moins de pointer du doigt certains de leurs travers.


C’est vrai qu’évaluer l’ampleur du désabusement de Quinn Shepard sur ce point n’est pas évident. Parce que les attaques ne sont pas cinglantes (et toujours amorties par l’humour), parce que l’anti-héroïne finit par s’amender, parce que les portraits ne sont pas féroces

et, surtout, parce que c’est une lycéenne noire qui métamorphose Danni, que c’est une lesbienne qui la coince. La vilaine hétérosexuelle blanche est donc transformée par une Afro-américaine gretathunbergienne et débusquée par une homosexuelle lucide et vaillante ! C’est vrai que ça pue bon le wokisme…


Pourtant, (au moins) deux éléments du film me semblent si particulièrement incisifs qu’ils permettent difficilement de remettre en cause les intentions critiques de Quinn Sephard.


Tout d’abord, cet avertissement qui met en garde le spectateur car ce qu’il va voir contient « des lumières clignotantes, des thèmes liés aux traumatismes et un protagoniste féminin peu sympathique. » N’est-ce pas un formidable pied-de-nez à ces pauvres woke toujours à l’affût des « micro-agressions » susceptibles de blesser leurs fragiles et inestimables personnalités ?!


N’ayant aucune idée du contenu du film, j’ai tout d’abord pris au premier degré cet avertissement. Puisque le wokisme s’impose paraît-il partout aux États-Unis (universités, médias, entreprises, industrie du divertissement…), que parmi les dégénérés qui le promeuvent il en est qui veulent débaptiser les espèces portant les noms des mâles blancs qui les ont découvertes, j’ai naturellement pensé que prévenir ces zinzins qu’ils pouvaient être heurtés par un portrait féminin déplaisant était dans l’ordre — le nouvel Ordre — des choses.


Autre preuve (possible) de la volonté de Sephard de s’en prendre à la connerie hystérique et galopante : la scène dans laquelle un gay, en bon flic de la pensée, intervient illico après avoir entendu prononcer le mot ‘dieu’ : « Excuse me, this is a non-denominational workspace ». Arme fatale des abrutis wokistes : le contrôle du lexique. Dans les bureaux de Depravity, les petites hyènes arc-en-ciel veillent au grain, les « louveteaux de la Vigilance » (Ph. Muray, Désaccord parfait) font en sorte que le niais, le lisse, le tiède, le liquide, le fun et l’horizontal triomphent de la mémoire, de l’Histoire, du sacré, de la transmission et du Beau…


En terminant ce texte, je réalise tout bêtement qu’en fait, autant la charge de Quinn Shephard contre les réseaux sociaux et leurs affidés est puissante, autant celle contre le wokisme est mollassonne — mais peut-être que la jeune cinéaste n’aspirait qu’à égratigner son milieu : pas le pourfendre.


En tout cas, quand je lis ici, sous le clavier d’une demoiselle — ben si… — de 20 ans, qu’elle s’est sentie « gênée » par ce qu’elle a pu voir, je me dis que le miroir tendu par Shepard est sans doute suffisamment bien ouvragé pour faire réfléchir…


Arnaud-Fioutieur
7

Créée

le 1 août 2022

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