J'aime beaucoup comment le film peut se diviser en deux composantes très antagonistes au regard de leurs effets : le côté très collectiviste du propos, qui plus est pour une production américaine (on imagine sans peine l'étendue des difficultés de King Vidor pour trouver un financement, dans un film qui en plus n'est pas très aimable à l'égard des banques), avec cette célébration joyeuse du bien commun, du sens du partage et des bienfaits de la cohésion de groupe ; mais aussi la dimension tragiquement unilatérale de tous les personnages, pétrifiés dans leur absence de psychologie, formant un décorum très bisounours dans lequel il suffit de dire "c'est pas bien" pour que les méchants changent d'avis et se rachètent instantanément une conscience. Malgré tout une œuvre compagnon de l'adaptation de John Ford des Raisins de la colère (1940 quand même, donc 6 ans plus tard), dans la catégorie portrait des déshérités de la Grande Dépression.
C'est d'ailleurs un des points forts du film : l'image qu'il renvoie de l'époque de la Dépression, vue depuis l'ère du New Deal. La vision que propose Vidor est incroyablement dépourvue de complexité, et si on compare son film à n'importe quel équivalent du côté soviétique de l'époque (type Dovjenko, Kalatazov, Barnet ou Eisenstein), on ne peut pas dire qu'elle lui soit très favorable. On est donc assez proche de cet état d'esprit d'exode des citadins vers les campagnes, couplé à une dénonciation des abus des banques et de l'égoïsme de la classe dominante. Le style n'est pas totalement nouveau pour Vidor mais tout de même, on atteint ici un niveau d'utopisme et d'optimisme franchement déconcertant, à faire pâlir les plus grands adorateurs de l'idéologie survivaliste collectiviste et autonome. Vidor nous fait une sorte de kolkhoze sur le sol américain, sous la forme d'une coopérative agricole où tout le monde a sa place, qu'il soit croque-mort ou violoniste. Autant dire qu'on se situe à un niveau de complexité très peu élevé. Pour compléter le tableau, il faut tout de même ajouter que Notre pain quotidien sort une quinzaine d'année avant Le Rebelle, adaptation d'un roman d'Ayn Rand qui célèbrera quant à lui un individualisme jusqu'au-boutiste : une bien étrange juxtaposition.
En revanche j'ai beaucoup apprécié les élans lyriques du film qui se font encore plus fort dans le dernier segment, dans une allusion probablement biblique qui m'échappe : tout le travail pour construire un canal d'irrigation et dévier un cours d'eau jusqu'aux champs de maïs souffrant de la sécheresse est assez fantastique. Même s'il ne faut pas oublier qu'il y a derrière une célébration du travail (en commun, certes), inclination déjà un peu plus étatsunienne, l'arrivée salvatrice de l'eau quasi-purificatrice vient un peut atténuer le versant "tout le monde il est gentil" du film. Mais quand même : cet optimisme hystérique laisse pantois.
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