Inspirée par la démarche de François Maspero et Anaïk Frantz, dans leur livre conjoint - lui au texte, elle à l’image -, « Les Passagers du Roissy-Express » (1990), la documentariste Alice Diop entreprend de suivre le cours du RER B, portée par les rencontres qui s’offriront à la caméra.
De cette mosaïque humaine arrachée à l’anonymat de vies aussi modestes qu’obscures naîtra le « nous » du titre. Un « nous » qui reste ouvert et qui, du nord au sud de cette ligne transilienne, pourra s’offrir un détour par la figure médiatique de Pierre Bergounioux, rejoint dans sa maison de Gif-sur-Yvette.
Affirmant d’entrée de jeu le caractère cinématographique de son œuvre - et non plus littéraire, comme pour F. Maspero -, Alice Diop ouvre cette huitième réalisation en traquant un duo de traqueurs silencieux, Marcel et Ethan Balnoas, deux générations que, de la Vallée de Chevreuse à la Forêt de Fontainebleau, on observera d’abord à l’affût, guettant le gibier, puis prenant part à une vaste chasse à courre très protocolaire, à laquelle sera confiée, au montage, la mission de refermer le long-métrage.
Entre ces deux scènes, la réalisatrice aura suivi les pas d’un mécanicien immigré clandestin, Ismael Soumaïla Sissoko, de sa propre sœur, N’deye Sighane Diop, escortée dans les soins à domicile qu’elle prodigue aux personnes âgées, et sera revenue sur son propre parcours, sur celui de ses parents, eux-mêmes immigrés consumés par une vie de labeur, sur son enfance à la périphérie de la capitale et sur son intégration réussie, avec les renoncements que celle-ci peut comporter.
Alice Diop, secondée à l’image par Sarah Blum, Sylvain Verdet et Clément Alline, prend le temps d’accompagner ceux sur lesquels son regard se pose. Ce congé donné à la précipitation pourrait évoquer la démarche de Wang Bing, même si Alice Diop n’atteint pas à l’intensité saturée de sens qui caractérise l’œuvre de l’immense documentariste chinois. Toutefois, au contact d’Ismael, et grâce au renoncement à traduire la superficialité sans doute très anecdotique d’une conversation téléphonique, la réalisatrice place son spectateur-auditeur dans le contact nu avec la musicalité d’une langue autre, dans la contemplation pure de ses phonèmes, de son rythme, de ses chocs consonantiques et de ses nouages vocaliques.
À travers les multiples figures âgées, côtoyées, questionnées par sa sœur soignante, la réalisatrice permet de prendre la mesure du caractère immense de toute vie humaine, si humble soit-elle, de son caractère bien souvent romanesque, quoique si rarement éclairé par les feux du récit. D’où la pertinence de l’échange avec l’écrivain Pierre Bergounioux qui, songeant à sa Corrèze natale, évoquera lui aussi ces « petites vies » que son interlocutrice se réjouit d’ « arracher à l’ombre ».
Une entreprise aussi touchante que précieuse, surtout au sein d’un pays qui tend si douloureusement à se diviser. Puissent les « nous » se faire rassembleurs, inclusifs, et non plus exclusifs et meurtriers !