Comme toute bonne fresque historique au cinéma, Nous nous sommes tant aimés ! nous donne à voir tout un monde aujourd'hui disparu, mais qui, fait intéressant, se sait aussi en train de disparaître et prend conscience de ses propres désillusions.
Mais à cela vient s'adjoindre tout le talent d'Ettore Scola (sans doute mon réalisateur italien préféré), qui multiplie les procédés originaux pour donner à son film une allure unique. La rupture du 4e mur pour commencer, amenée très poétiquement par une mise en abyme avec la pièce de théâtre qu'Antonio va voir avec Luciana au début du film, la colorisation, qui apparaît à la séparation des trois amis à la fin des années 50 par le biais d'un dessin à la craie, qui résonne familièrement avec l'art éphémère et novateur des sixties, ou encore les multiples références faites au cinéma et à sa place dans la culture italienne (la scène du landau d'Esenstein, La Dolce Vita, le cinéma de De Sica...).
Le film est un hommage vibrant à ces deux décennies qui venaient juste de s'écouler au moment de sa parution (1974), mais que Scola analysait déjà d'un regard extrêmement lucide et juste, volontiers acerbe et critique. On voit défiler devant nous successivement les idées communistes et leur grande vigueur dans l'immédiat après-guerre, bientôt remplacées par la démocratie chrétienne, chapeautée par les États-Unis du Plan Marshall ; les débuts et l'affirmation de la société de consommation, les beaux jours de la corruption au sein de l'Etat italien, les collusions entre les élites politiques et les grands entrepreneurs du privé, sur fond de constructions de grands ensembles sociaux ; la naissance de la société du spectacle, des shows télévisés, qui concurrencent le monopole du cinéma sur les vies de chacun...
Les trois trajectoires de vie qui nous sont montrées par Antonio, Gianni et Nicola sont elles aussi pleines de sens et nous offrent de nouveau un regard critique sur la société italienne de cette époque. Nicola, marxiste convaincu, incarne la figure de l’intellectuel engagé, qui au lendemain de la guerre croit possible le changement de société promis par la révolution prolétarienne et sera confronté à des désillusions successives. L’ultime d’entre elles a lieu dans le jeu télévisé Lascia o radoppia, symbole de l’américanisation de la société italienne, dans lequel Nicola, persuadé d’avoir donné la bonne réponse, se trouve interrompu par le présentateur par manque de temps et perd finalement tous ses gains (hormis la fameuse Fiat 500, qui survit d'ailleurs jusqu'à la fin du film) : symbole de l’ordre établi qui triomphe du contestataire, aussi cultivé soit-il (et qui se verra confirmé dans sa réponse une vingtaine d’années plus tard, par De Sica lui-même, sur lequel portait la question...). Gianni, lui, est une figure complexe : faisant une ascension sociale au mérite, il enchaîne d’abord les emplois mal rémunérés pour finalement devenir riche en épousant la fille d’un entrepreneur magouilleur et obèse (on sent déjà poindre La Grande bouffe dans plusieurs scènes se rapportant à sa parentèle). Embourgeoisé économiquement et moralement, il est celui qui perd le plus sa stature de modèle pourtant acquise l’arme au poing durant la guerre. Antonio enfin, peut-être vu comme le compas moral de l’histoire. Brancardier du début à la fin de celle-ci (en partie pour ses opinions politiques, mais aussi parce qu’il n’est pas diplômé), il est celui qui agit avec l’humanité la plus sincère, jamais sans arrière-pensée, généreux (la division inégale à ses dépens de la cartouche de cigarettes à la fin), et finalement peut-être le seul véritablement heureux lorsque se clot le film.
Bref je me rends compte à mesure que j’écris que j’en ai beaucoup trop dit, mais cela montre à quel point le film est riche en symbolisme et en sens implicites. Pratiquement toutes les scènes pourraient être interprétées notamment à l’aune du contexte culturel, politique et économique de l’Italie de l’époque.
Nous nous sommes tant aimés ! ne manque pas néanmoins d'émouvoir, en mettant en scène des situations auxquelles chacun peut facilement s’identifier et retranscrites brillamment par des acteurs de très grande classe, Vittorio Gassman et Nino Manfredi en tête. Il n’a pour cela pas besoin de tomber dans le misérabilisme, comme c’est le cas de pas mal de fresques historiques au cinéma (Qu’elle était verte ma vallée, Vivre ! etc.) : il décrit simplement, avec le cachet irrésistiblement entraînant de Scola, ce que fut ce monde que tous voulaient changer, et qui finalement les changea tous…