Il suffit de quelques images – que l’on passe d’ailleurs plusieurs fois. Deux hommes et une femme, âgés, aux traits fatigués, débarqués d’une vieille guimbarde qui tient à peine la route. Un muret, autant physique que symbolique, se dresse entre eux et une richissime propriété, aux jardins impeccablement entretenus. À leurs vêtements, l’on devine le monde d’écart qui les sépare des habitants de la villa. À leurs airs, l’on entrevoit leur incertitude et leur hésitation. À leurs premiers mots, l’on discerne l’existence d’une histoire commune puissante et durable.
Flashback.
Retour en 1944. La résistance italienne se fond dans la neige hivernale, dressant des embuscades aux dernières colonnes de blindés allemands. Finalement, la guerre touche à sa fin ; il s’agit maintenant de reconstruire. Parmi ces braves, trois hommes, trois idéalistes, trois amis. Gianni, Antonio et Nicola, unis par la force et le danger des évènements qu’ils ont traversés. Ils sont jeunes et plein d’idées ; forts de l’entrain et de la motivation de cet âge béni, ils souhaitent remodeler l’Italie, changer le monde.
L’adaptation est toutefois moins facile que prévue. Antonio végète comme infirmer débutant. Professeur d’université, Nicola voit ses idées déboutées par ses supérieurs. Même Gianni, pourtant le plus brillant du lot, n’obtient pas le succès qu’il escomptait en devenant avocat. Tout va changer lorsque la belle Luciana fait irruption dans le quotidien monotone d’Antonio. Cette rencontre va bouleverser sa vie, et bien vite, celle de nos trois amis.
Dans son expression la plus simple, l’œuvre d’Ettore Scola se rapporte à un film presque choral, où l’on suit tour à tour les destinées croisées de plusieurs personnages. Le réalisateur italien entreprend de faire de cette mosaïque de scènes de vie une sorte de fresque historique, situant son film sur la période des trente années qui suivent 1944. L’on s’en doute, cette construction particulière va donner une importante toute particulière à la fuite du temps, et permettre à Scola d’intriquer l’évolution de ses personnages avec le cadre social, économique et politique de l’Italie de l’après-guerre aux années 1970.
La question principale posée par le film est celle de la relation intime entre l’individu et le monde qui l’entoure. On l’a vu, les trois personnages sont, au retour de la guerre, de jeunes idéalistes. Se heurtant à la réalité du monde qui les entoure, ils ne vont cependant pas tarder à déchanter. Le constat dressé par Scola est alors peu optimiste : à quoi bon posséder les idées et l’énergie pour transfigurer son environnement, si, au final, c’est l’environnement qui nous change ? S’attaquer à un monstre d’inertie semble alors une tâche par trop vaine, où les succès sont illusoires. En vieillissant, on finit par renier ses idéaux, l’on opte pour la voie de la facilité, ou bien l’on végète. Scola montre par ailleurs moins de sévérité pour la première option : au final, celui qui s’adapte, épousant le confort d’une vie bourgeoise en même temps que la fille idiote de son patron véreux, est celui qui survit. Les autres, bien que toujours fidèles à leur conviction, ont accumulé les échecs professionnels et sentimentaux, et sont réduits à un état de quasi-mendicité. Alors, qui l’emporte au final ? Si le riche semble s’en être mieux tiré, il vit un quotidien solitaire et sans saveur. Comme le souligne Romolo, répugnante figure d'opulence, au final, l’homme d’argent est profondément seul.
La distinction entre les deux approches qui sont évoquées dans le film permet également à Scola de faire la satire des courants sociaux et intellectualistes de l’époque. À la fin de la guerre, les trois jeunes hommes, forts de leurs idées très à gauche, entendent changer leur pays. En fin de compte, celui qui se fond dans le moule, foulant aux pieds ses très honorables principes, fait fortune. Les autres en revanche, quelque vingt-cinq ans après, sont tout autant bavards et passionnés qu’au sortir du conflit. Ils vitupèrent à qui mieux mieux, défendant leurs idées bec et ongle, mais, qu’ont-ils accompli ? L’intellectuel a abandonné femme et enfant pour l’art, et n’a rien obtenu de mieux qu’une défaite dans un stupide jeu télévisé. Quant à l’autre, il est réduit à un sitting devant les portes d’une école pour assurer une éducation à ses enfants. Forts en gueule et bagarreurs, leurs logorrhées ne sont que vent, et de leurs actes, il ne reste rien.
Il est intéressant de constater à quel point le regret, ou, plus généralement, la mélancolie ; qui sont pourtant des sentiments amers, douloureux, rendent bien au cinéma. Je ne sais si leur universalité, leur omniprésence dans la vie quotidienne de l’individu, en font une expérience doucereuse ou attirante à l’écran, mais je ne compte plus les grands films qui en font leur cheval de bataille. Peut-être qu’au fond, qu’être le témoin de l’échec et des regrets d’un personnage permet au spectateur de relativiser son propre vécu.
Toujours est-il que le film de Scola fait partie de ces chefs d’œuvre qui enveloppent leurs propos dans une atmosphère teintée de la mélancolie des personnages, marquées par les regrets et les non-dits. Le premier regret, bien sûr, c’est celui de cette amitié brisée. Balzac a écrit que : « Le malheur et la mélancolie sont les interprètes les plus éloquents de l'amour. » La scission durable entre les trois personnages centraux, jadis liés par une amitié indéfectible, s’opère quand l’amour de la même femme, Luciana, vient prendre le pas sur l’amour fraternel. La séparation est consommée, et plus rien ne sera jamais comme avant. Le temps passe, et lorsqu’est venu le temps des comptes, quelques trente années plus tard, le constat est bien amer. À ce jeu toutefois, ce sont les pauvres qui s’en tirent : s’ils n’ont rien accompli et manqué de tout, au moins n’éprouvent-ils pas de regret. À l’inverse, le riche mélancolique s’interroge toujours des conséquences d’un acte – ou d’un non-acte – vieux de trente ans.
Sur le plan formel, le film d’Ettore Scola fourmille d’idées, de détails et de techniques qui sont toujours employés à donner plus de force au propos, à servir l’ambiance et la narration. L’un de ses artifices les plus intéressants consiste en la retranscription d’un procédé théâtral – presqu’introduit avec une belle mise en abyme. Deux personnages assistent à une pièce de théâtre où chaque aparté fige l’ensemble de la scène. Ils jouent alors à l’appliquer pour dévoiler leurs pensées à l’autre, ce qui permet le développement de leur relation. Plus tard, le réalisateur s’approprie le procédé à leur insu, figeant la scène et permettant à chaque personnage de s’exprimer. Le résultat est saisissant, donnant un rythme particulier et original à chaque conversation tout en créant une charge émotionnelle nouvelle.
De manière plus ostensible – mais tout aussi habile – Scola donne à voir le passage du temps, appuyant la transformation bien souvent morale des personnages par des modifications physiques. Dans l’ordre, on passera donc d’une photographie noir et blanche, représentant les vieilles années d’après-guerre, à un technicolor qui se joue dans un passé proche et dans le présent. Le travail de maquillage des acteurs est saisissant, chacun d’entre eux incarnant son personnage avec la même conviction et la même crédibilité quelle que soit l’époque (l’usage du noir et blanc permettant alors, de manière astucieuse, de faire apparaître assez jeunes des acteurs âgés de cinquante ans). Par ailleurs, les décors et lieux récurrents demeurent relativement constants, signe supplémentaire de l’immuabilité de l’environnement opposée à la métamorphose inexorable des personnages.
Il serait illusoire de toutes les citer tant elles sont nombreuses, mais Ettore Scola multiplie les scènes grandioses : générique d’ouverture, sortie des voitures du garage, repas de famille, etc., pour le plus grand plaisir du spectateur.
Il convient également de souligner l’immense soin apporté à l’écriture et à l’interprétation des personnages. Si Nicola, le troisième larron, semble un peu en retrait face à la présence de Gianni et d’Antonio, il demeure un protagoniste majeur, et surtout, bien différent des deux premiers. L’on a ici au moins quatre personnages fouillés, variés et détaillés, voire un cinquième si l’on prend en compte la belle Giovanna Ralli, dont le rôle est intéressant et loin d’être anecdotique. Chaque acteur apporte une caractéristique singulière à son personnage, favorisant l’authenticité et la diversité des rôles. Vittorio Gassman, fort de sa classe naturelle, est parfait dans la retenue et l’élégance de Gianni. De son côté, l’exubérance de Nino Manfredi fait merveille pour rendre le côté bavard, sanguin, mais profondément sympathique d’Antonio – sans doute le plus italien des trois compères. Chaque second rôle est intéressant, et les interactions entre les personnages sont si passionnantes que l’on en oublie presque la fâcheuse manie qu’avaient les Italiens à doubler l’intégralité de leurs répliques…
Œuvre grande et puissante, « Nous nous sommes tant aimés » est une fresque historique, mâtinée d’un soupçon de film choral, qui nous fait revivre la période de trente ans de l’Italie de 1944 à 1974 au travers des expériences de trois amis. Outre une légère satire de la gauche intellectualiste de son pays, Ettore Scola rend ici également un véritable hommage au cinéma, italien bien sûr, mais aussi mondial. Il partage son amour de cinéphile pour des œuvres telles que le « Cuirassé Potemkine », le « Voleur de bicyclette », son admiration pour Fellini, Mastroianni et De Sica, au moyen de quelques séquences parfaites. Enfin, c’est au niveau de l’humain que son œuvre est tout particulièrement marquante, en ce sens qu’elle raconte avec une émotion intense l’histoire mélancolique, mais tout simplement belle, de trois amis qui se sont perdus de vue.
À l’occasion de ma centième critique sur le site, je ne pouvais rêver mieux que de rendre à mon tour hommage à un film qui m’a beaucoup ému, une œuvre d’une justesse et d’une poésie rare. Et, quoi de mieux qu’un double 10 pour fêter un 100 ?