5h12 plus tard, me voilà devant vous, déchirée entre l'admiration et le dégoût.
Pour moi, c'était tout ou rien. Si Nymphomaniac est sorti en deux volumes de deux fois 2h au cinéma, il n'en est pas moins que la version Director's cut, autrement dit la version validée non censurée par le réalisateur, était un préalable non négociable ; et il ne l'est pas pour tous, eu égard aux moult difficultés que j'ai eu à le trouver.
Il faut noter que - surtout dans le cinéma américain - les producteurs disposent de l'entièreté des droits du film en tant que "produit fini", dans le but de les distribuer par la suite dans les salles sombres. Le réalisateur, n'a plus qu'à se plier aux exigences de l'aseptisation du cinéma hollywoodien, s'il souhaite que son film voit le jour. Même si Lars Von Trier est de nationalité danoise, sa notoriété internationale le ramène à la discipline intraitable de la production américaine, et le contraint donc à cut en postproduction pas moins de 1h20 de son film.
Digression faite, parlons du film.
Le choix de montage de Lars Von Trier a donc été de 5h12 découpé en deux grandes parties, elles-mêmes fractionnées en chapitres. 8 en tout, retraçant la vie sexuelle de Joe (Charlotte Gainsbourg) sous forme de thématiques. Et pas n'importe lesquelles : le parti pris narratif est capital dans Nymphomaniac, puisque c'est ce qui donne sens à l'histoire érotique qui est contée. Joe raconte son histoire à Seligman, un illustre inconnu (Stellan Skarsgård) qui l'a recueilli chez lui en pleine nuit. Même si c'est globalement le choix d'une chronologie classique qui a été fait, Lars Von Trier s'est toutefois attaché à saisir des métaphores bibliques et références littéraires qui feront écho au personnage de Seligman, fin lecteur et savant philosophe. Ben ouais, fallait bien créer du lien entre ces deux personnages, elle allait pas raconter ses frivoles et indécentes histoires de cul à un inconnu, qui plus est, n'inspirerait pas confiance même au pire brigand de la planète.
Ainsi commence l'histoire de cette femme, auto-diagnostiquée nymphomane (on ne s'y attendait vraiment pas), de son enfance à son âge plus avancé.
Je me rappelle de la sortie de Nymphomanic en 2013 au cinéma, qui avait fait moult remous eu égard à ses scènes explicites. Je trouvais, sans l'avoir vu, la réaction générale exagérée. A présent, je n'en suis plus si sûre. Alors que je m'attendais à une veine à la fois provocatrice et sensuelle, la pornographie ambiante est résolument malsaine du début à la fin, si bien que l'on ne trouve jamais le réconfort qui émane pourtant de la douceur de Charlotte Gainsbourg.
La photographie est glaciale et fait écho au décor suintant dans lequel se trouvent les deux personnages : la rue dans laquelle est retrouvée Joe, agonisante, est sombre, comme abandonnée, l'humidité ayant imprégné l'ensemble des murs. L'appartement de Seligman, d'un jaune vieilli et d'une décoration d'un autre temps apparaît comme le lieu de pénitence où Joe cherche à s'absoudre de ses pêchés. Ce comparatif spirituel n'est en rien hasardeux, puisque la sexualité est éclairée sous la lumière de la honte et de la culpabilité. Seligman, en homme pieux, apparaît ainsi comme l'homme d'église qui effectue son travail religieux du dimanche matin au confessionnal. Et Dieu sait qu'il y a à confesser ...
L'entière histoire de Joe est sinistre. Dès ses premiers pas dans la sexualité, on retrouve la notion de douleur, d'autoflagellation. Les scènes de sexe sont pour la plupart répugnantes, accompagnées de bruitages de succion surexagérés, ne pouvant que provoquer le dégoût. Ne mérite-t-elle pas le plaisir sexuel qu'elle est sensée ressentir en tant que femme ? Est-elle trop avide de désir sexuel pour arriver à se pencher sur son propre plaisir ? Autant de questions que de réponses.
Les multiples amants qu'elle fréquente sont anonymisés dans sa narration : elle parle de "S", de "L", de "M", mais jamais de prénom entier, mis à part l'homme qu'elle a feint d'aimer (Shia Lebeouf, remarquable soit dit en passant). En ce sens, elle crée une réelle distance entre elle et la sexualité qu'elle partage avec les hommes.
La dépersonnification de la sexualité est un processus très intéressant, qui est souvent l'apanage de ceux qui cherchent à se dégager d'un quelconque attachement amoureux, apparenté à une certaine pudeur. Il ne faut effectivement pas être un fin observateur pour savoir qu'il est parfois plus aisé de confier ses pires secrets à un inconnu qu'à un proche le plus intime. Il est d'ailleurs assez remarquable de constater que la seule personne à qui elle parle à coeur ouvert de ses vices est un inconnu.
Mais alors, où veut en venir Nymphomaniac ?
J'ai craint qu'il s'agisse d'un film machiste qui considère que la liberté pour une femme d'avoir une vie sexuelle abondante est une maladie (Freud l'a écrit, Lars Von Trier aurait pu le réaliser) ; finalement ça n'a pas été le cas. En définitive, j'aurais aimé que ça soit plus profond que les frivoles histoires d'une femme en difficulté avec sa sexualité. J'aurais aimé qu'il soit mis en perspective une réflexion plus métaphysique sur le pêché de chair, la tentation et sur la contradiction entre l'amour et le sexe.
Au lieu de cela, Lars Von Trier signe un film mi-violent, mi-christique, mi-pornographique, somme toute plutôt traumatisant. Je remercie les scènes métaphoriques sur la nature qui apportent avec poésie une certaine humanité, là où l'ensemble des rapports humains en semblent démunis.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !
Une Charogne - Baudelaire