Grand protagoniste du nouveau cinéma coréen dont il aura établi les fondements avec son JSA, Park Chan-wook réalise Old Boy en 2003 adaptant pour l'occasion un manga écrit par Garon Tsuchiya et dessiné par Nobuaki Minegishi. Peu adepte de bandes dessinées japonaises le réalisateur sud-coréen prend quelques libertés significatives, se réapproprie le matériau originel en y insérant son amour de la littérature européenne, en l'occurrence de Le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas et nous livre un film dépassant largement le simple exercice de style pour aboutir à une œuvre viscérale, dérangeante et magnifiquement perverse. C'est également le second volet d'un triptyque centré sur la vengeance, situé entre Sympathy for Mister Vengeance et Lady Vengeance.
Le postulat de base est aussi simple qu'il est déroutant. Oh Dae-su est un banal mari et père de famille. Paumé, un peu brutal et terriblement pathétique dans son attrait pour l'alcool, il tranche radicalement avec sa voix-off qui suggère un homme bien plus calme et réfléchi. Un jour lorsqu'il sort de dégrisement il se fait kidnapper et enfermer dans une pièce close sans explication. Aucun motif, pas de contact humain, simplement une télévision posée sur un meuble qui est son seul lien avec le monde extérieur, une fenêtre sur le monde fatalement biaisée et orientée par laquelle il vivra les principaux changements sociétaux et autres évènements marquants de la fin du XXe siècle, début du XXIe siècle. Il apprendra également le meurtre sauvage de son épouse dont il est injustement accusé.
Libéré au bout de quinze longues années il n'aura alors qu'une idée en tête, se venger en devenant l'instrument du chaos prêt à démanteler chaque fil d'un complot savamment ourdi.
Park Chan-wook conçoit son œuvre comme une tragédie moderne où la notion de catharsis se heurte à une répulsion grandissante à mesure que l'on creuse dans le passé de Oh Dae-su. Épousant un scénario écrit comme un puzzle labyrinthique, la mise en scène transcende le cadre pour devenir une danse macabre. Tout est filmé et monté avec une précision chirurgicale et une maîtrise absolue à l'image de cette scène de baston filmée en plan séquence avec un défilement parallaxe dans un corridor, rendant hommage dans le même temps au beat them all vidéoludique. C'est surtout une métaphore brute et viscérale de l'acharnement, de la survie ainsi que de l’inexorabilité du destin.
Le symbolisme est omniprésent et les niveaux de lecture sont nombreux. L'utilisation des couleurs est en ce sens très intéressant. Il y a une dominance générale de vert qui matérialise une putréfaction progressive, celle peut-être de la personnalité de Oh Dae-su. C'est aussi ici la couleur de l'étrangeté, de l'altérité et de l'enfermement mental. La couleur rouge quant à elle représente la rage, le sang ainsi que la passion destructrice. Ce travail anagogique se perpétue dans l'utilisation de motifs récurrents. Les fourmis peuvent représenter par métaphore le besoin de Oh Dae-su de se rattacher à la vie en société et de palier à son isolement physique et psychologique. Ses hallucinations sont un lien plus charnel et direct avec la Nature et un retour aux sources de la Vie.
La caractérisation des lieux voit s'opposer plusieurs ambiances. Par exemple le penthouse de Lee Woo-Jin est épuré et minimaliste, luxueux mais étrange dans son architecture et son mobilier. Fait de béton est d'acier, c'est un purgatoire qui symbolise la carapace de marbre que s'est constituée son propriétaire élevé au rang de Dieu lors de la séquence finale bouleversante.
Indubitablement le film provoque et dérange, il n'est pas fait pour être plaisant. Il embrasse le paradoxe, l’ambiguïté morale ainsi que le malaise. Questionnant des thèmes tabous tels que la manipulation psychologique ou l'inceste, il interroge des actes ainsi que les jugements qui y sont liés. L’œuvre réinvente également les codes du film d'enquête et du revenge movie.
Il est en somme symptomatique d'un renouveau du cinéma coréen et d'un pays longtemps ballonné entre l'occupation japonaise et diverses dictatures militaires, celle de Park Chung-hee ou plus récente de Chun Doo-hwan. C'est l'envie folle pour de jeunes cinéastes de filmer et de se nourrir du vivant et de l'organique, à l'instar de Oh Dae-su et de son poulpe.
Le métrage n'en est pas moins universel dans sa proportion à questionner l'humanité. Que reste-il de l'homme quand la vengeance devient sa seule raison d'être ? Peut-il se libérer de son passé ou est-il condamné à en être prisonnier ? C'est en cela que Park Chan-wook convoque les tragédies antiques revisitées avec une modernité et une brutalité qui n'appartiennent qu'à lui. En résulte ce Old Boy, un beau et captivant miroir tordu de nos obsessions humaines.