« Emulsification » : Action consistant à produire et stabiliser une émulsion (dispersion de gouttelettes d'un liquide dans un autre liquide dans lequel elles ne sont pas miscibles, comme l’eau dans l’huile).

OPPENHEIMER ou quand l’un des auteurs de blockbusters hollywoodiens les plus importants de notre siècle embras(s)e un genre assez galvaudé au cinéma - le biopic – et lui donne un nouveau souffle, une nouvelle explosion.

Le risque était grand après Tenet, semi-échec en salles (dont le Covid peut en grande partie être tenu pour responsable), semi-échec critique (une intention extrêmement louable, un concept prometteur, mais une exécution perfectible), d’être largué une nouvelle fois, mais le défi scientifico-cinématographique est relevé avec brio.

Non seulement Christopher Nolan réussit à transcender le « biografilm », à l’inverse de beaucoup de ses prédécesseurs, mais c’est également son propre cinéma qu’il sublime, en radicalisant son approche esthétique : représentation de visions cauchemardesques et de l’irréel à l’écran, facilitée par un montage saccadé, à la limite de l’épileptique. Ce dernier faisant corps avec la bande-son omniprésente de Ludwig Göransson, qui livre probablement ici sa meilleure partition, entre expériences percussives, lyrisme orchestral et sophistications électroniques dans la lignée de Tenet.

Ces expérimentations rythmées et ces allers-retours répétés entre trois époques de la vie du physicien de génie qu’était J. Robert Oppenheimer facilitent l’empathie que peut éprouver le spectateur envers lui en insistant sur les dilemmes moraux qui l’ont habité presque toute sa vie mais aussi sur le poids de la culpabilité qui le rongeait, sans jamais sombrer dans l’excès de pathos. Il faut dire que la justesse de la performance de Cillian Murphy aide beaucoup : déjà immense dans Peaky Blinders, fidèle de Nolan, il marque définitivement les esprits ici. Au milieu d’un casting 5 étoiles (on devrait presque en ajouter une sixième à l’expression dans un tel contexte), Robert Downey Jr. tire également son épingle du jeu, lui qui n’a jamais manqué de talent, bien au contraire, mais s’était égaré pendant trop longtemps chez Marvel. Il est vrai que les rôles féminins auraient pu être mieux écrits, dans le sens où ils sont surtout utilitaires, mais ils n’en restent pas moins touchants dans un univers scientifique et militaire complètement régi par les hommes à cette époque.

Par exemple, le torture mentale que fait vivre le personnage de Jean Tatlock (Florence Pugh) à Oppenheimer avec son suicide est l’exact équivalent à échelle humaine du trauma que génère l’explosion de la bombe A sur Hiroshima et Nagasaki chez le physicien. « Celui qui ôte une vie, ôte la vie à l’humanité entière » pour paraphraser le proverbe juif cité dans La Liste de Schindler.

Cette distribution étendue se justifie aussi par l’ampleur et la complexité de l’intrigue, explorant tour à tour les premiers émois scientifiques (et amoureux) autour de la découverte de la fission atomique, la course à l’armement nucléaire qu’elle provoque, et les conséquences politiques et géopolitiques qui en découlent après la Seconde Guerre Mondiale, en pleine chasse aux communistes sur le sol américain.

Plus clément avec le scientifique qu’avec le politicien, dans ce qui est sans aucun doute son film le plus triste depuis Interstellar, et le plus verbeux tout court, Christopher Nolan réussit à retranscrire avec beaucoup d’intelligence le cynisme des gouvernants de l’époque, en discordance avec la naïveté des savants, dont ils ont su profiter. Un jeu pervers qui n’aura duré qu’une vingtaine d’années mais qui aura changé le monde à jamais (la prolifération nucléaire rendant impossible un quelconque retour en arrière). La dernière scène, sublime, ne nous le rappelle malheureusement que trop bien. Elle prouve également que le réalisateur d'Inception ne rate jamais ses fins.

Jusqu’alors, le pessimisme de Christopher Nolan et son cinéma n’étaient pas miscibles. Pourtant, en le laissant infuser dans Oppenheimer, le réalisateur britannico-américain a réussi à produire une émulsion. Une émulsification, en définitive, qui se met au service de nos émotions. Et nous sommes évidemment déjà très curieux de découvrir la suite de ses expériences cinématographiques.

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le 26 juil. 2023

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Albiche

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