Fin des années 20. J. Robert Oppenheimer est un physicien prometteur parmi tant d'autres qui a quitté l’Amérique pour étudier en Europe. Très vite, il se passionne pour la mécanique quantique et rêve constamment de cet autre monde : celui des atomes, de la matière, des étoiles mortes qui s’effondrent sur elles-mêmes dans le silence de l’espace. À cet instant, Robert Oppenheimer ne sait pas encore qu’il va participer au Projet Manhattan, créer la bombe atomique et contribuer à la mort de centaines de milliers de personnes. À cet instant, il n’est pas encore devenu le “destructeur des mondes”.
C’est cette trajectoire tragique et sidérante qu’a choisi de raconter Christopher Nolan pour son nouveau film, moins spectaculaire que ses derniers essais Dunkerque et Tenet mais plus ambitieux encore. Oppenheimer est massif, une épopée de trois heures dotée d’un casting cinq étoiles - Cillian Murphy, Matt Damon, Emily Blunt, Florence Pugh, Robert Downey Jr, pour ne citer qu’eux - et d’un budget estimé à 100 millions. Un projet qui résonne comme une anomalie dans le système hollywoodien actuel, surtout vu la densité thématique et narrative du film, qui laissera sans aucun doute une partie du public sur le carreau.
Car Oppenheimer n’est pas un biopic comme les autres. Comme ses précédentes créations, Nolan propose avant tout une expérience de cinéma absolue, totale, dont l’immersion est le maître mot. La mise en scène fait corps avec les pulsations du compositeur Ludwig Göransson pour rendre prégnante toutes les impressions subjectives d’Oppenheimer, de ses rêveries poétiques initiales jusqu’à sa prise de conscience horrifiée. La musique associée à la précision du montage donne naissance à une inarrêtable symphonie qui réunit les enjeux humains, politiques et scientifiques à travers un grand mouvement angoissé, tout en générant quelques images inoubliables au passage. Oppenheimer s’apparente donc à un opéra désespéré, une mosaïque de moments hantée par l’angoisse de la catastrophe à venir.
Car derrière la maestria formelle, Nolan ne perd pas de vue son vrai sujet. Prodige scientifique, la bombe nucléaire demeure une arme monstrueuse, dont les retombées finiront par rattraper Oppenheimer. “Tu n’es plus un physicien, mais un politique” lui lance un de ses collègues, lucide quant au basculement de son ami. Une vérité que le scientifique comprendra trop tard. Le long-métrage ne se contente pas de décrire la création de l’arme nucléaire mais dresse un portrait intelligent de la société d’après-guerre, période où l'État américain sombra brutalement dans la paranoïa communiste. Avec sa bombe, Oppenheimer a ouvert les portes d’un monde nouveau dont il a complètement perdu le contrôle.
Oppenheimer n’est pas parfait. Comme souvent chez Nolan, il souffre d’une complexité un peu surfaite et de personnages parfois pauvrement écrits, sans doute le contrecoup du rythme effréné de la narration. Des défauts mineurs balayés par la froideur de sa conclusion : la bombe nucléaire n’était qu’une étape, le premier pas d’un sentier qui allait mener à la Guerre Froide, à la course l’armement et à des événements plus terribles encore. Robert Oppenheimer, devenu prophète de l’apocalypse dans les ultimes scènes, le dit lui-même : dès la première bombe, la réaction en chaîne était lancée. Avec Oppenheimer, Christopher Nolan remonte le fil et nous rappelle la magnitude de cette explosion inaugurale.
-Julien Del Percio
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