D'habitude je me souviens toujours de la première image d'un film de Christopher Nolan.
Le Polaroid qui s'efface dans Memento...
La multitude de chapeaux dans Le Prestige...
La navette miniature qui prend la poussière dans la bibliothèque d' Interstellar...
Je m'en souviens toujours très bien parce que ces images sont à chaque fois très riches de sens.
Rien n'est fait au hasard chez Nolan . La premiere image n'est jamais innocente. Elle contient le sens du film, le cœur de son propos, l'élément central qui sera la clef de tout...
...Mais au moment de devoir écrire sur cet Oppenheimer, une surprise me saisit.
Spontanément, la première image du film ne me vint pas.
Il m'a fallu chercher un peu dans mes souvenirs pour que soudain une vague idée ressurgisse.
L'image d'une flaque inerte, soudainement grêlée de pluie.
Comment ai-je pu oublier ? Est-ce seulement ça ? Je n'en suis même pas totalement sûr...
Non pas que cette image manque de sens (s'il s'agit bien d'elle), parce qu'on pourrait très bien y voir là l'équilibre atomique et mondial qui se retrouve tout soudainement perturbé par la réaction en chaîne causée par la Bombe.
Non, pour moi la raison est à chercher ailleurs.
La raison tient pour moi davantage à cette déferlante de verbiage qui nous tombe brusquement dessus à la suite de cette image.
Une déferlante qui est, en fait, davantage un rouleau compresseur.
Car voilà qu'on était parti pour trois heures de ce que Christopher Nolan fait de pire, pour seulement quelques minutes de ce qu'il sait faire de meilleur.
C'est terrible en fait.
Je ne trouve pas d'autre mot.
Terrible parce que ce film ne respire quasiment jamais.
Il y a de quoi étouffer face à ce flux quasiment ininterrompu d'information.
Ça énonce des idées en permanence, ça présente une foultitude de personnages, ça multiplie les thématiques...
...Et comme si ce n'était pas assez sophistiqué pour Christopher Nolan, voilà qu'on mélange le tout, qu'on rabotte à l'extrême les temps morts, qu'on rajoute à tout ça des tartines de musique.
C'est suffoquant. Et tout ça pour quel gain ?
Pour rien.
Du moins pour pas grand chose.
Certes, le sujet traité ici est riche, lourd, passionnant. Et on ne pourra pas reprocher à Nolan de l'avoir survolé.
On sent que l'auteur s'est largement documenté et questionné. Il a cerné les enjeux et les personnages. Toutes les thématiques sont là : avancée technologique majeure mais finalité scientifique questionnable ; possibilité de mettre fin à la guerre rapidement mais risque de déstabilisation du monde d'après ; enjeux politiques autour de la bombe, aussi bien à l'intérieur comme à l'extérieur des États-Unis, notamment sur la question des rapports de l'Amérique avec le communisme.
Seulement dans ce film, tout s'agite et se percute dans l'espoir d'obtenir une véritable déflagration cinématographique alors que, du moins dans mon cas, c'est l'exact inverse qui s'est opéré.
Pendant pratiquement toute la durée de projection, j'avais envie de crier au film deux choses.
D'abord : « calme-toi ! »
Aucun personnage secondaire n'a le temps d'exister dans ce film. Ils se ressemblent et s'enchaînent tous comme sur un tapis roulant. Voici Lawrence, next. Et là Fermi, next. Et maintenant Niels Bohr, next...
Seuls Einstein, et éventuellement Teller, parviennent à survivre dans ce maelstrom de blouses blanches. Pour le reste, chacun est interchangeable avec un autre et ne vient au final que pour tenir le crachoir au personnage principal. A partir de là, sitôt l'un d'eux se retrouve soudainement au cœur d'une résolution ou d'un nœud narratif qu'on est forcément pris au dépourvu.
Ah bon ? C'était Fuchs l'espion ? ...Mais on l'a vu Fuchs dans le film ?
Comment ?! C'était Strauss qui a manigancé tout ça depuis le départ ?! ...Ah bon, parce que c'était ça l'enjeu du film en fait ? ...Et c'est quoi son importance à Strauss au fait ? Parce que bon, pendant tout le processus de création de la bombe, on ne l'a juste pas vu du tout hein. Donc s'il était censé être signifiant pour l'intrigue, ça aurait pu être sympa de le faire ressortir un peu, non ?
Si seulement ce film n'avait pas voulu parler de tout le monde et de tous les sujets en même temps, alors peut-être que les personnages et le récit auraient pu prendre suffisamment de relief pour qu'on puisse percevoir aisément les enjeux de cette vaste machinerie.
Mais non, au lieu de ça Nolan a décidé de charger sa bombe comme un mulet et de faire courir sa mule à pleine bourre pendant trois heures durant.
...Autant dire que, plus d'une fois, j'ai eu envie de le crier ce « Calme-toi » au film... Pratiquement autant que cette autre injonction qui me venait régulièrement : « Tais-toi ! »
Oh ça oui ! J'avais d'autant plus envie de dire à cet Oppenheimer de se taire car c'est lors des rares moments où il prend enfin la peine de le faire qu'il est le meilleur.
Sur ces trois heures, seulement deux scènes ont su renverser la donne.
J'évoque ici la scène de l'explosion de la première bombe A et celle du discours d'Oppenheimer après Hiroshima.
Deux scènes durant lesquelles la musique s'efface enfin. Deux scènes durant lesquelles on laisse parler les images, les sons et les sens.
Deux scènes remarquables soit dit en passant.
Mais que pèsent-elles en tout et pour tout sur trois heures de film ?
Deux fois trois minutes ? Peut-être cinq ?
Au total dix petites minutes de cinéma vraiment incarné alors qu'on entend parler là d'un homme dont on nous dit qu'il est un génie exalté, confus, politisé et chaud lapin ?
Pour la première fois dans un Nolan on voit une paire de seins et pourtant ça n'a jamais été aussi sec et froid.
Encore et toujours, le blabla nolanien aura eu raison de l'intention première en l'anesthésiant par cette gigantesque machine de verbiage infernal.
Autant vous dire qu'après trois heures de cet acabit là, j'en suis ressorti essoré.
L'effort en valait-il la peine ? Franchement j'en doute. Je suis même convaincu que non.
Parce qu'à bien tout prendre, que retirer de cet Oppenheimer ?
L'image d'un personnage clef d'un des projets scientifiques les plus déments de l'histoire de l'humanité ?
Alors certes, le film en parle – le film l'évoque ! – mais qu'en a-t'il donné à voir ?
Qu'en a-t'il donné à sentir ?
De même, plus d'une fois on évoque cette peur latente qui tenaille l'équipe du projet Manhattan de déclencher malgré eux une réaction en chaîne qui embrase l'atmosphère. Mais autant cette peur est évoquée a plusieurs reprises que jamais vraiment on ne la sent. Jamais vraiment elle ne semble traverser les personnages. Jamais elle ne traverse le spectateur.
Aucun vertige. Tout reste à l'état de verbe. Clinique. Confus.
Étrange sensation que celle de sortir de cet Oppenheimer et de se dire que tout était là mais qu'on n'en a pourtant rien vu.
Effrayé qu'il semble être désormais par ses propres créations, Nolan se retrouve à fabriquer des machineries de plus en plus complexes comme s'il restait obnubilé par cette envie de révolutionner le monde du cinéma, mais sans se rendre compte qu'en agissant ainsi, il œuvre surtout à sa propre destruction.
Plus le temps avance et plus les films s'enchaînent que l'auteur anglais en vient à oublier les fondamentaux et s'égare dans des artifices extravagants qui finissent par produire les mêmes effets qu'un pétard mouillé.
Toute cette énergie pour au final si peu.
Tout ce mille-feuilles narratif pour au final écraser et noyer les couches les plus inférieures.
C'est franchement triste de voir un génie se perdre...
...Ou pour être plus exact, c'est triste de se dire qu'un si grand auteur ait été perdu...