On s’était déjà fait la remarque à la sortie de Dunkerque: voir Nolan s’attaquer à un sujet historique, débarrassé des oripeaux de la SF, est toujours une bonne nouvelle. Le cinéaste mettra ainsi son talent au service d’un récit dans lequel il évitera d’inventer des distorsions biscornues et des phénomènes aux règles variables. Ici, les faits seront la matière première.
Tout, dans le projet Oppenheimer, est à sa disposition : un sujet solide, un pan crucial de l’Histoire, qui fascine la communauté scientifique autant qu’il épouvante l’humanité, et, sur le plan idéologie, un véritable nœud gordien où l’Amérique accueille sur son sol l’élite mondiale, y compris de potentiels ennemis lorsque la guerre sera achevée. La paranoïa le dispute à la course au succès, dans une atmosphère étouffante restituée par un récit qui, loin des blockbusters habituels de Nolan, lorgne davantage vers le JKF d’Oliver Stone : un film dossier, une vaste instruction à l’américaine, où les auditions occasionnent autant de flash-backs et de couches temporelles, et, surtout dévoilent un vrai positionnement du réalisateur sur l’inconséquence américaine dans ce jeu dévastateur d’apprentis sorciers. Les séquences de choix des villes à pulvériser, et la brève et glaçante entrevue avec Truman donnent des aperçus d’un propos d’une grande force, malheureusement voué à être noyé dans les effets de manche.
L’autre atout du cinéaste réside dans son casting, qui livre une partition de haute volée, de Cillian Murphy, enfin au premier plan sur grand écran, à Robert Downey Jr., enfin dans un rôle de composition, en passant par Matt Damon, Emily Blunt et une ample galerie de personnages secondaires ; la performance est à saluer, même si on n’échappera pas à ces tics d’écriture sur l’élite américaine se gargarisant de son charisme à coup de punchlines surécrites.
Enfin, la carte maîtresse de Nolan est bien évidemment son talent de metteur en scène, et le soin maniaque qu’il va apporter à l’image. La deuxième heure est en cela exemplaire, notamment dans la montée en puissance de l’opération Trinity, et la manière dont on parvient à nous embarquer dans la tension d’un test qu’on sait pourtant voué au succès, récompensé par une explosion réellement impressionnante, qui prend soin de dissocier lumière et son, dans une décomposition scientifique et un panache spectaculaire d’une grande acuité.
Oppenheimer était donc destiné à être un film intéressant et de qualité. Mais cela n’a, comme toujours, pas suffi à son concepteur, qui s’est dès lors demandé comment il allait pouvoir construire un buzz durant les mois, voire l’année précédant sa sortie. Nolan veut innover, exploiter sa fibre de puriste, et que chacun de ses projets ait un impact historique sur l’histoire du septième art – pas étonnant, dès lors, de le voir s’attaquer à la figure d’un homme aussi important qu’Oppenheimer.
Pour l’écriture, il s’agira donc, comme il avait déjà inutilement opéré pour Dunkerque, de complexifier : plusieurs couches temporelles, un récit en noir et blanc, un autre en couleurs, et une fragmentation continue de la narration. La première demi-heure, réellement effrayante dans son dispositif formel, (et, selon le réalisateur toujours très généreux lorsqu’il s’agit de faire l’élogieuse exégèse de son œuvre, s’inspirerait du Miroir de Tarkovski…) rappelle les tristes heures du Lucy de Besson : expliciter, en plan cut, chaque théorie évoquée par des images figuratives de la matière, des vibrations ou des fissions, le tout avec un fracas sonore de bon aloi. Nolan a compris le risque de son sujet : mature, historique, idéologique, scientifique et psychologique, il échappe aux canons du blockbuster, et surtout du formalisme qu’il affectionne, et dont il est hors de question qu’il se sépare. Alors, on nous inventera de l’Imax en noir et blanc pellicule qui n’existait pas avant, on étalera sur trois heures un récit qui n’en exigeait pas tant, ou du moins, pas dans ce mode de narration, et on brandit, à chaque séquence, une affirmation de singularité.
La question de l’Imax est vraiment intéressante : j’ai fait l’effort de me déplacer loin de chez moi et de mettre le prix pour un film que Nolan me vend depuis des lustres comme l’expérience ultime en salle. Alors oui, la netteté est impressionnante, et oui, la salle vibre à chaque effet sonore. Mais dans un film constitué à 80% de dialogues, le généreux spectateur peut se sentir un brin floué, surtout lorsque le grand format vise le plus souvent à nous filmer le visage du protagoniste à la longue focale pour l’isoler d’un monde qu’il et qui ne le comprend pas. Et parce qu’il sait le risque encouru à s’enliser dans un récit trop verbeux (très curieux de voir le bouche à oreille qui va suivre sa sortie, vu la manière dont il a été vendu comme blockbuster de l’été…) Nolan saupoudre ses effets sur l’ensemble, ajoute un peu de sexe (on pourra toujours dire en promo que c’est son premier R rated) et des romances inutiles, et nous sort le joker poussif des hallucinations pour dynamiser des auditions bien trop austères à son goût : une étreinte charnelle en pleine déposition, les effets de la bombe sur le public haineux des américains ravis de la victoire, et des rappels sonores constants, en renfort d’une musique qui est bien entendu constante et insupportable, jusqu’aux crissements de cordes malaisants pour expliquer que la conversation s’envenime, ou d’interminables crescendos rythmiques pour souligner qu’un aboutissement est sur le point d’éclore.
La troisième heure est en cela symptomatique : Nolan a eu son explosion, mais il ne peut se résoudre à s’arrêter au succès de son protagoniste : il lui faut reprendre la main, et obtenir sa propre déflagration, dans une construction totalement alambiquée, montant artificiellement des twists là où il n’y en avait pas ; comme s’il tentait, en somme, de nous refaire le coup du Prestige, ce qui en dit long sur la résistance qu’est la sienne en termes de maturité artistique.
La fusion entre le livre qu’il adapte et son art était pourtant à portée de caméra. Un professeur dit au protagoniste, dans sa jeunesse, à propos de l’algèbre qu’elle est comme la musique : il ne faut pas savoir la lire, il faut savoir l’entendre. L’ambition de Nolan consistait à vouloir écouter et capturer cette matière que seuls les scientifiques peuvent voir. L’épouse d’Oppenheimer le lui dit d’ailleurs : You go beyond the world we can see. There’s a price to pay Alors qu’il vénère la poésie visuelle du 2001 de Kubrick, il échoue une nouvelle fois à comprendre que celle-ci se situait surtout dans le courage que le réalisateur avait eu de quasiment abolir le dialogue, pour laisser à l’image le soin d’exprimer, de fasciner et d’émouvoir.